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Perspective | Les fans aiment les chansons d’Arly Larivière, même sans en comprendre les paroles

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A cause des langues étrangères utilisées par le chanteur, certains de ses textes engendrent l’incompréhension des fans

 

Le 5 janvier 2018, j’ai assisté à la deuxième édition de Ayiti Mizik Festival, à la Henfrasa à Delmas 33. C’était la première fois que je voyais jouer Nu Look. Ce jour-là, les fans de ce groupe se sont bien amusés. Ils chantaient  à tue-tête les tubes que porte la voix de Arly Larivière. 

Mais curieusement, une fois arrivés aux extraits en anglais ou en français de ses chansons, soit les fans se sont tus, soit ils ont prononcé très mal les paroles. Fin observateur, j’ai remarqué que la présence de ces deux langues étrangères dans les textes en créole d’Arly Larivière engendre une certaine incompréhension chez les fans. 

Quelques mois après le concert de la Henfrasa, j’ai fait un autre constat. Dans l’un des refrains de la chanson Until When de Nu-look, que chante Larivière, la même phrase est répétée en quatre langues différentes : « Je n’en peux plus ; M pa kapab ankò ; No puedo mas ; I can’t anymore». Cette chanson est sortie en 2016 sur l’album My Time, mais j’ai mis deux ans pour m’en rendre compte. Plusieurs autres fans n’ont pas fait la remarque non plus. 

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Après ces deux constats flagrants, j’ai passé du temps à écouter les tubes que chante Arly Larivière avec attention. J’ai fait des remarques intéressantes : plus de quatre langues sont utilisées ; il y a des mots d’un registre soutenu ; certaines phrases difficiles à comprendre. Je me suis demandé si c’était la mélodie ou plutôt les paroles qui engendrent le succès des chansons de Arly Larivière. 

J’ai alors commencé à étudier l’utilisation de la langue dans le Compas direct en général, et les chansons de Larivière en particulier. Mon travail de recherche pour mon mémoire de sortie à la Faculté des sciences humaines porte sur les incidences de l’utilisation de plusieurs langues dans les chansons d’Arly Larivière chez les fans. 

Langues en alternance 

L’alternance codique est l’utilisation de plusieurs langues dans un même discours. Les textes de Arly Larivière peuvent faire l’objet d’études à travers ce concept sociolinguistique. Dix de ses chansons ont été choisies pour le travail. Ce sont celles qui ont le plus de vues sur YouTube, entre un million et vingt millions. Il s’agit de : À Cœur Ouvert ; À Qui La Faute ; Cauchemar ; Confession ; Pa Anmède M ; Rien Que Toi ; Until When ; Wasn’t Meant To Be ; What About Tomorrow ; Why Now

Les dix chansons sélectionnées sont en créole, mais elles comprennent toutes une alternance codique à cause d’un mot, d’une expression, d’un groupe de mots… Le français est présent dans toutes les dix chansons ; l’anglais est utilisé dans neuf textes, et l’espagnol dans un seul. 

Il y a aussi l’alternance interphrastique. Deux phrases successives sont dans deux langues différentes : « Donné, oui je t’ai donné mon cœur dès le premier jour. Kapris ak siseptibilite fè m toujou ap kesyone », (Until When, 2016).

Trois textes ont des refrains anglais, et dans cinq autres, les refrains sont en français. Il y a une citation française dans une chanson, sans compter les termes du registre soutenu et des répétitions. 

L’alternance codique paraît sous plusieurs formes dans ces 10 chansons. Elle est intraphrastique, c’est-à-dire qu’à l’intérieur d’une phrase en créole, Arly Larivière insère au moins un mot français ou anglais.  Par exemple : « La majeure partie de notre temps nou te konn a 2 », dans À qui la faute (2011). 

Il y a aussi l’alternance interphrastique. Deux phrases successives sont dans deux langues différentes : « Donné, oui je t’ai donné mon cœur dès le premier jour. Kapris ak siseptibilite fè m toujou ap kesyone », (Until When, 2016). Une troisième forme d’alternance, extraphrastique celle-là, est également présente. C’est quand des mots figés, expressions ou proverbes d’une langue sont insérés dans le discours d’une autre langue. On a comme exemple : « Lè tout moun avè m te opoze, m te fè la sourde oreille fè chwa de nou », dans Why Now (2019). 

Des textes incompris 

Ma recherche consistait à comprendre comment les amateurs de musique reçoivent les chansons à succès d’Arly Larivière, dans lesquelles il y a plusieurs langues. D’après les informations que j’ai récoltées dans les entrevues, les textes de Larivière ne sont pas toujours compris. Des mots, des expressions ou des refrains paraissent flous ou incompréhensibles pour les fans quoique ces chansons connaissent un grand succès. 

Les chansons de Larivière, croient-ils, compromettent le créole au profit d’autres langues. Cela provoque une incompréhension.

Les chansons de Larivière sont considérées comme élitistes en raison de la manière dont le parolier traite ses textes. Selon nos interviewés, elles comportent des termes soutenus qui ne sont compréhensibles que d’un public intellectuel. Selon eux, le chanteur vise des « savants » du même acabit que lui. Grâce à cela, Arly Larivière jouit d’un grand prestige. Il est vu comme un intellectuel, ce que Hugues Saint-Fort appelle « profits linguistiques ». 

Par ailleurs, dans les chansons, le créole haïtien est parfois galvaudé, toujours selon les interviewés. « Arly tue le créole haïtien » ; « Arly dévalorise notre langue » ; «Un apprenant de la langue créole ne doit pas écouter les chansons d’Arly ». Telles ont été certaines déclarations de nos répondants. 

Les chansons de Larivière, croient-ils, compromettent le créole au profit d’autres langues. Cela provoque une incompréhension. Cette réalité montre qu’Arly subit l’influence du marché linguistique en Haïti qui est déséquilibré et accorde la priorité à la langue française, au détriment du créole. Ce dernier qui est la langue que comprennent tous les Haïtiens est marginalisé au profit du français ; c’est normal qu’il y ait de l’incompréhension. 

Pourtant, cette incompréhension est acceptée. Les interviewés admettent unanimement que les chansons de Larivière sont portées par une mélodie attrayante. La mélodie dans une chanson est le premier élément qui attire un fan. Le texte se trouve souvent au second plan. Ils chantent et dansent les chansons de Larivière sans penser aux paroles. Les fans sont sous le charme de la mélodie et des émotions qui y sont associées, comme l’explique Pascal Terrien qui théorise sur la réception musicale.  

Les langues étrangères et le Compas 

La présence du français, de l’anglais et de l’espagnol dans les chansons Compas ne date pas d’hier. Au moment de la naissance du Compas, en 1955, le pays connaissait un contexte sociolinguistique particulier. Le créole était marginalisé au profit du français. Quelques années après, soit en 1962, François Duvalier a mis publie le Code civil, selon lequel le français était la langue de l’éducation, de l’administration. À cette époque, l’alternance créole-français était flagrante dans les chansons Compas.

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À la fin des années 1970 et au début des années 1980, avec le phénomène des « Boat People », beaucoup de groupes Compas se sont installés ou ont pris naissance aux États-Unis. Ce phénomène a peu à peu ajouté l’anglais dans les chansons. 

L’espagnol est aussi présent. Le pays le plus proche d’Haïti est hispanophone. Aujourd’hui quatre langues sont présentes dans les chansons Compas : créole, français, anglais et espagnol. Les chansons de Larivière qui étaient l’objet de ma recherche les utilisent toutes. 

Ce travail pour lequel j’ai obtenu 79/100 a été dirigé par le professeur Edric Richard Richemond, professeur à la Faculté des sciences humaines. Le mémoire répond à des préoccupations d’ordre sociales. Je pense qu’il est une contribution de ma part aux éventuelles mesures entrant dans le cadre d’une politique linguistique, incontournable pour l’avènement en Haïti d’un bilinguisme véritable qui donnerait pleinement au créole son double statut de langue officielle et de langue nationale, comme stipulé dans la constitution de 1987.

 Nazaire Joinville

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

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