Entre 600 et 900 millions de dollars des fonds publics ont été détournés par les Duvalier. Cet argent qui aurait dû servir à améliorer les conditions de vie du peuple haïtien a été utilisé pour satisfaire les folies d’un jeune dictateur et les caprices d’une première dame obsédée par le luxe.
Pour certains Haïtiens, Haïti était « stable » sous le règne des deux Duvalier, ou encore, « était mieux avant ». Jean-Claude Duvalier lui-même l’avait cru et l’avait déclaré à un journaliste en comparant la situation d’Haïti avec celles de Cuba et de Nicaragua moins de deux mois avant son départ en exil. Cette stabilité dont parlait « Baby Doc » pouvait signifier l’absence d’opposants politiques, d’opposants anticapitalistes ou de critiques tout court, mais c’était un signe de déni total. Les deux Duvalier ont porté atteinte aux droits de l’homme et à la liberté de la presse à un niveau inimaginable. Les « Duvalier » ont restreint la liberté d’expression (1), incarné la corruption (2), l’archétype de l’injustice (3), et des populistes faux-semblant sous couvert de la défense noiriste (4). Dans cette deuxième partie, nous abordons le dossier de la corruption.
Dans un article précédemment publié sur Ayibopost, « Un Procès PetroCaribe, 115 ans après le Procès de la Consolidation ? » , nous avons rappelé l’ampleur de la machine de la corruption au début du 20e siècle et comment la Justice haïtienne avait finalement démasqué et mis sous les verrous des officiels haïtiens quoique certains aient été par la suite amnistiés et pris le pouvoir. Sous Duvalier, le système n’était pas moins huilé. Il fut peut-être plus performant, car personne n’avait son mot à dire, surtout pas la Justice. Pour vous donner une idée de la machine de la corruption duvaliériste, l’on peut citer deux exemples notoires parmi de nombreux autres : le système de pots-de-vin depuis François Duvalier, ou la fondation Michèle Bennett-Duvalier. Prenons le cas de Madame.
La première dame, surnommée par People Magazine, « Lady Dragon » au même titre qu’Imelda Marcos, veuve du dictateur philippin Ferdinand Marcos, recevait des chèques émis à l’ordre de cash pour sa fondation privée éponyme. Une fondation qu’elle disait « gérer efficacement comme le business de café de son père ». Déjà, il faut comprendre qu’une fondation n’est pas une association ni une organisation non gouvernementale, dans le sens que la première suppose qu’une famille ou une personne dispose de son patrimoine pour des œuvres philanthropiques. La seconde est un regroupement de personnes qui font appel aux dons privés ou publics pour financer leurs activités sociales ou caritatives. En conséquence, il y a moins de transparence quant à la gestion des fonds surtout dans le contexte dictatorial puisqu’il s’agit d’une structure privée qui n’avait de compte à rendre à personne.
Elle a réussi à projeter une image de bonne samaritaine dans les médias, tant au niveau national qu’international moins la folie des grandeurs d’Imelda Marcos, mais sans en être loin. Elle participait aux réunions du cabinet ministériel, et « châtiait les ministres qui lui déplaisent et aurait fait parvenir des dons considérables à sa fondation par divers ministères, qui n’osent pas refuser » écrivait Bella Stumbo, une journaliste du Los Angeles Times à qui le couple Duvalier a accordé une entrevue en décembre 1985.
Jacques Salès, ancien avocat de l’État haïtien après la chute des Duvalier raconte documents à l’appui dans « Femmes de dictateurs », une série de TV5 Monde, que la Minoterie d’Haïti, la Loterie d’Haïti, le Ciment d’Haïti, l’Électricité d’Haïti… versaient tous les mois 25 000 dollars américains à la fondation de Madame, encaissés en son nom. Non pas au nom de la Fondation. De plus, son père, Ernest Bennett qui était « au bord de la faillite » avant les épousailles de Madame, est devenu prospère en évitant de payer de taxes et bénéficiant du système de corruption, tel que le soutient le documentaire de George Crile en 1986, mis en ligne par Haïti Lutte contre impunité. Si la première dame pouvait se permettre de telles largesses sans être inquiétée, que dire du « président à vie » qui se croyait héritier d’un pouvoir divin ?
Ce qui reste gravé sans doute dans la mémoire de sa génération, ce sont les célébrations en grande pompe des noces de Jean-Claude Duvalier avec Michèle Bennett dans un pays où la majorité des citoyens croupissaient (et croupissent encore) dans la crasse. Fashionista à elle seule — certains diront qu’elle fut la première dame de classe que le pays n’ait jamais vue, tellement de classe qu’en plein climat tropical elle partait acheter des manteaux de fourrure à l’étranger. Pour pouvoir les porter, eh bien une chambre froide n’avait qu’à être aménagée au Palais national ! Cependant, elle a toujours dénoncé les critiques à son égard. Dans l’entrevue accordée à Bella Stumbo, Michèle Bennet Duvalier s’exaspère des commentaires sur son look et son mariage, avant de balancer : « Bien sûr, je dépense de l’argent dans des vêtements. Comment s’attendent-ils que la Première Dame d’Haïti s’habille ? ». L’exubérance et la naïveté des femmes de dictateurs dans leurs propos et leurs apparats sont tellement flagrantes dans la série « Femmes de dictateurs » que l’on pourrait se demander si elles n’avaient pas perdu la tête.
Ce que la fameuse première dame refusait (ou refuse encore) de comprendre, quand on est ou était au pouvoir et qu’on crée une fondation (et cela vaut autant pour Aristide qui a créé la sienne) portant son nom, la transparence devait être la loi. Construire des hôpitaux avec des dons de l’État à partir d’une fondation privée et ne pas pouvoir expliquer le coût de leur construction n’est pas la gestion efficace. L’utilisation de fonds publics à des fins de propagande politique, de quelque bonne foi qu’elle fût, n’est rien d’autre que du détournement de fonds. Non, les pratiques de corruption ne datent pas seulement de Duvalier, mais beaucoup d’éléments de l’appareil administratif corrompu haïtien sont un héritage direct de la machine duvaliériste.
En 2013, la tribune de Genève (http://bit.ly/2NmH5ju) rappelait que la voie était libre pour Haïti de récupérer les fonds détournés par les clans Duvalier déposés en Suisse. Le tribunal administratif fédéral de Suisse (TAF) avançait que les Duvalier n’étaient pas en mesure de démontrer l’accroissement de leur patrimoine en Suisse sans lien avec leur fonction publique. Imaginez une telle enquête sur tous ceux qui ont travaillé dans l’administration publique haïtienne et ont maintenant pignon sur rue ! Et si la France, qui avait accueilli les Duvalier en exil, avait fait de même dès leur arrivée en 1986, Dieu seul sait de combien cette somme dépasserait les 5 millions bloqués en Suisse. De plus, même Haïti n’était plus intéressée à récupérer cet argent comme si elle avait une mine d’or et que cinq millions étaient une pitance. Lors de l’exil doré des Duvalier en France, un « certain nombre de châteaux et d’appartements avaient été saisis en France » expliquait Salès, mais l’État haïtien n’avait rien fait.
Ayant eu la charge de poursuivre Duvalier en 1986, Jacques Salès déclare, lors d’une entrevue accordée à Le Nouvelliste : « À ma connaissance, les seuls gouvernements haïtiens qui aient diligenté des poursuites contre la famille Duvalier, en Haïti et à l’étranger (notamment en France), ont été les gouvernements de Namphy I et de Manigat. Dans les semaines ou les mois […] qui ont suivi le renversement de Leslie Manigat, toutes les poursuites déclenchées contre les Duvalier ont, dans les faits, été stoppées, Namphy II s’en étant désintéressé et le gouvernement de Prosper Avril les ayant littéralement enterrées malgré les objurgations des avocats américains et français qui étaient chargés des procédures engagées ».
L’on comprend bien que l’administration était toujours remplie de Duvaliéristes au lendemain de leur départ, et même aujourd’hui, il existe des nostalgiques qui ne veulent admettre aucun détournement de fonds, car eux-mêmes dans leur entourage n’ont pas fait mieux depuis. Si les gouvernements qui se sont succédé n’ont pas lutté contre la corruption qu’ils dénonçaient chez Duvalier, l’on ne peut pas dire pour autant que « Duvalier était meilleur ». Les deux groupes sont inexcusables et indéfendables par rapport au poids de l’histoire et les opportunités qu’ils ont fait perdre à la jeunesse de ce pays.
Dans « Comprendre Haïti. Essais sur l’État, la nation, la culture », Laënnec Hurbon dresse un bilan économique dévastateur des deux Duvalier, il y mentionne également les sommes dérobées par le régime, ce qui devrait lui valoir son propre # PetroChallenge : « on découvre que la famille présidentielle a dû voler entre 600 et 900 millions de dollars ». L’on ne saura jamais exactement les montants détournés du trésor public ou en accaparement de biens de l’État.
Yvens Rumbold
Sources consultées
Bella STUMBO, “Powerful, Chic First Lady Generous to Poor, Herself: Haiti’s ‘Baby Doc’ Governs in Isolation”, in Los Angeles Times [en ligne], le 17 décembre 1985. URL : https://lat.ms/2CoCWrd, consulté le 1er septembre 2018.
Frantz DUVAL, « Les poursuites contre Duvalier ont été délibérément stoppées en 1990 (Entrevue avec Jacques Salès) », in Le Nouvelliste [en ligne], 18 janvier 2011.URL : http://bit.ly/2gP8C9b, consulté le 21 juin 2016.
Laënnec HURBON, Comprendre Haïti. Essai sur l’État, la nation, la culture, Paris, Karthala, 1987.
« La voie est libre pour la restitution des fonds Duvalier », in Tribune de Genève, avec Agence France Presse, [en ligne] 16 décembre 2013. URL : http://bit.ly/2NmH5ju, consulté en ligne, le 2 septembre 2018.
Leslie François MANIGAT, témoignage dans le cadre d’un entretien sur la crise haïtienne contemporaine. Émission de télévision animée par Fred Brutus (juillet 1996, Port-au-Prince, Télé 13) [document internet], URL : http://bit.ly/2hUSFlB, consulté sur YouTube le 12 juillet 2016.
Jacques SALES, témoignage dans la série documentaire « Femmes de dictateurs », réalisée par Joel Soler et produite par Jan Vasak. Paris : TV5 Monde, 2015. [document internet], URL : http://bit.ly/2M0TBAK, consulté en ligne le 1er septembre 2018.
Comments