Dans le précédent article « La corruption au service du luxe« , nous avons effleuré le sujet de la corruption au cours de la période des Duvalier. Dans cette partie, nous traitons brièvement de l’injustice et des crimes commis au cours de cette dictature. Les chiffres non officiels estiment à 60 000 les victimes politiques sans compter les familles victimes psychologiques de la disparition de leurs proches.
Le régime de Duvalier père (1957-1971) a mis en place un système dont a profité celui du fils (1971-1986), lequel s’est caractérisé par la violation systématique des droits humains : des prisonniers politiques au « Triangle de la mort », des disparitions aux tueries politiques, des mécanismes de torture sans précédent dont le « djak » en est l’exemple, à la répression de la presse et la liberté d’association.
Des stigmatisés des deux Duvalier ont, par des écrits et des entrevues audiovisuelles, partagé leur vécu. L’économiste Leslie J. R. Péan en traite laborieusement dans le Tome IV de son volumineux « Haïti, économie politique de la corruption. L’ensauvagement macoute et ses conséquences 1957-1990».
Il s’agit ici de faits que des témoins de l’époque, des journalistes haïtiens et étrangers, des officiels des ambassades aux envoyés spéciaux des organisations internationales ont relaté. Mais que dire des citoyens qui souffraient des conséquences de ces assassinats ? Leur douleur était plus profonde, car ces personnes devaient vivre avec les conséquences immédiates (perdre un père, une mère, un pourvoyeur de la famille) et subir celles latentes (la dépression, la peur, la dégoûtance de la vie). Ce n’est pas parce que la souffrance n’était pas physique qu’elle ne valait pas. La peur a un impact sur la santé mentale autant que physique.
Dire que « Duvalier fut bon » alors même que le régime autorisait la perpétration de tant d’injustices, des viols par des soldats, c’est juste dire « tant que cela ne m’arrivait pas, tout allait bien », c’est ne pas reconnaître l’autre, victime, dans son humanité. L’autre qui pouvait être toi, mais puisqu’il n’était pas toi, alors il ne comptait pas.
Des massacres
En toute ignorance, des jeunes remettent en cause ces évènements. Ils tweetent leur préférence par dépit du système actuel, ils osent, ils postent des propos insultants à la mémoire des milliers de disparus. Comment douter de ces faits quand certaines exécutions ont eu lieu sur la place publique ? Si un gouvernement est capable d’exécuter publiquement des citoyens, opposants politiques ou non, que ne serait-il pas prêt à faire en coulisse, ou au vu et au su de tous ? L’exécution de Louis Drouin et de Marcel Numa (dans la photo ci-contre) le 12 novembre 1964 par des militaires près du Stade Sylvio Cator à Port-au-Prince à la suite de leurs tentatives de renverser le pouvoir dans le Mouvement Jeune Haïti est un des exemples criants. Le régime avait sorti une de ses cartes les plus barbares en filmant la scène en présence d’élèves et ordonné sa retransmission à la télévision. Ce fut un parmi des dizaines de massacres perpétrés par des militaires ou des tontons macoutes.
Cette exécution fut l’ultime acte des Vêpres Jérémiennes, appelées aussi Le massacre de Jérémie au cours duquel « plusieurs centaines de personnes dont des femmes et des enfants » ont péri à partir du 5 août 1964. Ce massacre était « une occasion idéale pour voir comment la haine de couleur travaille la société haïtienne » écrit Leslie J. R. Péan, car il n’y a pas eu que des mulâtres à tomber sous les balles assassines. Des familles entières ont été décimées pendant que des jeunes du Mouvement Jeune Haïti combattaient les forces tactiques gouvernementales, formées par une mission navale américaine ayant séjourné au pays de 1959 à 1963.
Imaginez que vous vous appelez Joseph. Parce que vous avez participé à un mouvement politique contre le gouvernement et pris les armes, des alguazils du pouvoir sont autorisés d’éliminer toute votre famille même lorsqu’elle n’était au courant de rien. Ou parce qu’un mulâtre vous trouve gênant, il ordonne votre exécution sous prétexte que vous êtes un communiste, comme l’a souligné Lilas Desquiron dans Les chemins du Loco Miroir.
Une seconde exécution de masse qu’il convient de noter est celle des paysans de Thiotte, Mapou, Grand Gosier et Belle Anse dans le Sud-est survenu en juillet et août 1964. Des innocents (des chiffres les estiment à 500) ont été abattus encore une fois à la suite d’un mouvement rebelle. En février 2016, le groupe Devoir de mémoire-Haïti a organisé des activités de commémoration dans la ville de Thiotte en présence de familles de rescapés de cette tuerie.
Avant que Duvalier ne se soit déclaré « président à vie » en 1964, des dizaines de militaires, haut-gradés de l’armée, d’opposants présumés et leur famille ont été massacrés en avril 1963 à Port-au-Prince. Ce fut à la suite d’une chasse à l’homme le 26 avril 1963 dont la cause serait une tentative d’enlèvement du fils de François Duvalier, le jeune Jean-Claude.
Et la liste des exactions et crimes allait s’allonger les années suivantes selon les sources : le 8 juin 1967, 19 officiers de l’armée sont exécutés sous l’ordre de François Duvalier lui-même ; le 5 avril 1969, des dizaines de paysans de Cazale sont passés du côté des ténèbres ; le 14 avril 1969, une trentaine de jeunes du parti communiste haïtien se sont retrouvés six pieds sous terre, suivi de massacres que l’historien Gérard Pierre-Charles a évalués à des centaines de morts au Cap-Haïtien et à Port-au-Prince. Les sources ne tarissent pas pour pointer du doigt le régime duvaliériste qui a orchestré tant de crimes d’État depuis sa purge des armées en mai 1957 jusqu’au massacre de Léogâne le 31 janvier 1986.
Des exécutions de prisonniers politiques et des mesures de torture
Fort-Dimanche, construit par les Français pendant la colonisation, restauré sous le régime de Faustin Soulouque en 1850, puis ayant servi de quartier général du district militaire de Port-au-Prince sous l’Occupation américaine, était une version haïtienne de la prison de Guantanamo. À la différence qu’il ne suffisait pas d’être des « combattants illégaux » traqués ailleurs pour se faire liquider ou disparaître de la surface de la Terre.
Les passages à tabac suivis d’exécution au Fort Dimanche ont débuté sous le règne de François et se sont poursuivis sous le règne du fils. Par exemple, Amnesty International rapporte qu’en 1979, à la suite d’une visite en Haïti de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, les noms de 17 prisonniers exécutés sommairement à Fort-Dimanche le 7 août 1974 et en mars 1976 ont été publiés.
Les interrogations brutales et les mesures de torture étaient exceptionnelles. L’une des méthodes de torture redoutées par les prisonniers fut celle appelée « Djak ». Le bourreau vous attache les bras aux jambes et entre vos avant-bras et l’arrière de vos genoux, il vous passe un bâton par lequel il vous suspend, ou vous laisse par terre. Ensuite viennent les bastonnades jusque dans vos testicules si vous êtes un homme.
Dans sa stratégie de contrôle, le régime duvaliérien a créé des macoutes et des soldats qui se croyant au-dessus de tous et se permettaient tout. Comme lorsque vous voyez un policier haïtien ou un agent de sécurité d’un officiel tabasser quelqu’un parce que cet agent possède une arme. Il appartient à un corps de violence, mais il est aussi la violence. Hannah Arendt nous dit que les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés. Duvalier, en donnant un pouvoir démesuré à ses philistins, avait créé des alliés fidèles au régime, mais aussi des atomes représentant sa violence à qui l’on devait respect dans les villes et surtout dans les campagnes, « tout moun te chèf ». C’est cette peur qui fait croire que tout allait bien sous Duvalier. L’accès à l’information étant limité, moins le peuple s’intéressait à la chose publique, plus il se croyait en état de paix et de prospérité.
La presse haïtienne a connu aussi son lot de déboires. La journée du 28 novembre 1980 sous Jean-Claude est particulièrement troublante. Le journaliste Marcus Garcia et l’historien Georges Michel en ont débattu sous les ondes de Radio Métropole en 2008. Notre premier article traite des atteintes à la liberté d’expression.
Le fallacieux jugement « Duvalier fut bon »
Elizabeth Abbott explique dans « The Duvalier and their Legacy » que « le duvaliérisme a massacré des dizaines de milliers de personnes, a conduit un million à l’exil, a intimidé six millions d’autres, et a réduit au silence des centaines de milliers en les torturant, souvent dans la salle spéciale du palais où vivaient les deux Duvaliers et où leurs enfants ont grandi. »
Les récits d’Abbott et des auteurs du collectif « En grandissant sous Duvalier. L’agonie d’un État-nation », comme d’autres témoins entendus lors de conférences à Port-au-Prince ou au Cap-Haïtien, peuvent vous prendre par les tripes, vous saccagent, vous exposent la sauvagerie et le barbarisme d’un temps inconnu. Il faut avoir du fiel pour garder ses larmes et ne pas pleurer comme un enfant.
Si Duvalier a grandi sous l’Occupation américaine, témoin du mépris des Yankees pour la masse et l’élite de descendance africaine, témoin de leur exacerbation du préjugé de couleur en Haïti, cela ne l’exempte pas pour autant de ses exactions envers les Haïtiens de quelque couleur qu’ils fussent. Certains iraient à justifier le duvaliérisme pour « la défense des noirs face aux mulâtres ». C’est ne pas comprendre la dynamique du pouvoir ni l’utilisation du discours coloriste pour embobiner la masse, car tant qu’on se trouve dans les parages, qu’on s’y complaît et jure fidélité, votre race, sera sans doute la meilleure. Si le noirisme, que nous connaissons mal, signifiait un retour aux valeurs africaines, un rejet du christianisme à l’Occidental, l’embrassement d’une sensibilité et d’une esthétique africaine, le duvaliérisme a signé son arrêt de mort du moment qu’il s’est transformé en président à vie avec volonté de réprimer. C’est en se servant même de son idéologie noiriste que Duvalier a su sans doute asseoir son pouvoir.
Dans un État moderne, le gouvernement travaille pour le bien-être de sa population, ne protège pas des amis criminels, n’entrave pas la justice, ne massacre pas ses gouvernants et ses membres ne s’enrichissent pas à ses dépens. Quelles que fussent leurs réalisations, les atteintes gratuites à la vie des gouvernants sont inexcusables et injustifiables. La déchéance du pays trente-trois ans après la chute des Duvalier ne les honore pas.
Il est vrai que les bavures policières dans l’après Duvalier, les conflits entre gangs armés ont coûté la vie à des centaines d’individus. Mais, au cours de la période duvaliériste, l’armée, la police et la milice (des tontons macoutes) détenaient le monopole de la violence et n’épargnaient aucune classe. La violence et l’injustice ont pris plusieurs formes.
Donner la préséance aux « réalisations » des Duvalier sur les vies humaines abattues lâchement, la misère viscérale du peuple, du pays « en dehors » est moralement et politiquement (dans le sens originel du but de la politique) inadmissible. Il ne s’agit nullement de philosophie : si la notion des droits humains ne subsume pas les actions gouvernementales, pour qui et en vertu de quoi agissent les gouvernements ?
Sources :
- (1) Klasing, A. M., Brody, R., & Human Rights Watch (Organization). Haiti’s rendezvous with history: The case of Jean-Claude Duvalier. New York, NY: Human Rights Watch, 2011.
- (2) Chochotte, Marvin. The history of peasants, tonton makouts, and the rise and fall of the Duvalier dictatorship in Haiti. [Thèse doctorale], Université de Michigan. ProQuest Dissertations Publishing, 2017.
- (3) Nicholls, David. From Dessalines to Duvalier: Race, colour, and national independence in haiti (Revis ed.). New Brunswick, N.J: Rutgers University Press, 1996.
- (4) Abbott, E. Haiti: The Duvaliers and their legacy. New York, N.Y: McGraw-Hill, 1988.
- (5) « On ne peut pas tuer la vérité », Le dossier Jean-Claude Duvalier. Amnesty International. Document public AMR36/007/2011 AILRC-FR, 2011.
- (6) Péan J.R. Leslie. Haïti : économie politique de la corruption. Paris : Maisonneuve et Larose, 2003.
- (7) Leconte, Frantz Antoine. En grandissant sous Duvalier : l’agonie d’un État-nation, 1re édition. Paris : Ed. Figeac, 1999.
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