C’est une tragédie collective
Une bagarre à Portail Léogâne. Puis l’annonce tombe, vendredi 24 juillet 2020. Moïse (Supa) Dénot n’est plus. « Il a été sévèrement battu », rapporte Kattia Georges, une amie d’enfance qui a pris l’artiste sous son aile.
C’est aussi Georges qui a été chercher le corps traumatisé de la star des années 1990, après la rixe. « Je l’ai trouvé dans un état complètement anéanti devant sa maison à la rue Carbonne », dit la dame. « Banm yon ray non pou m leve », aurait lancé Supa Dénot, accablé par ses blessures.
Supa Dénot a connu la gloire durant sa carrière. Il a aussi enduré une fin de vie difficile, plongée dans l’alcool et l’irritation. « C’étaient des attitudes liées à son statut de rappeur qui, généralement, ont des comportements controversés », analyse Kéké Bélizaire. Le membre fondateur de Mizik Mizik a jadis collaboré avec l’artiste.
L’instant de célébrité passé, la vie démunie que menait Supa Dénot le rendait méconnaissable. « Mete l nan yon bourèt al lage l sou pil fatra anba a », balance une dame à Portail Léogâne, peu de temps après sa mort. Elle a vite été réprimandée par des gens de la zone.
« Il a trépassé alors qu’on s’apprêtait à l’emmener à l’hôpital pour effectuer des radiographies, fait savoir Kattia Georges. Il n’y a que sa cousine Johanne Dénot qui avait répondu favorablement pour venir m’assister si j’arrive à l’emmener à l’hôpital. »
Des artistes dans la tourmente
À l’instar de Supa Dénot, des artistes de renom des années 1980-1990 vivent dans des situations très précaires aujourd’hui. Certains survivent aux dépens de leur famille et ne tirent aucun profit de leurs œuvres à succès.
L’ancien chanteur du groupe Scorpio, Victor « Vicky » Bideau, est un artiste compas qui a eu une carrière florissante. Depuis que l’auteur du classique « Timoun yo » a perdu sa vue, il vit à Tokyo, un quartier défavorisé à Port-au-Prince, rapporte l’animateur musical Jhonny Célicourt (Djecee). Vicky a également œuvré au sein de DP Express. L’artiste évolue actuellement dans une situation économique difficile, où il doit compter sur la générosité de ses proches pour survivre.
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Alliance Casimir vient rallonger la liste. L’ancien chanteur du groupe Frères de Jean de Pétion-Ville développe actuellement une dépendance à l’alcool, selon Célicourt. « Il vit aux États-Unis et reçoit par moment le support de ses confrères artistes », fait savoir le coprésentateur de Mardi alternatif.
Le cas Black Alex est emblématique. L’ancien membre de King Posse a passé l’arme à gauche dans un contexte de précarité absolue, malgré le support relatif de ses confrères.
Ces temps-ci, le chanteur Rodrigue Millien se trouve confronté aussi à une situation difficile aux États-Unis, révèle Célicourt.
En réalité, des artistes haïtiens qui étaient au sommet font souvent face à des situations difficiles à la fin de leur carrière. Nemours Jean-Baptiste – fondateur du compas et Ti Roro sont des exemples souvent évoqués. Parfois, des levées de fonds sont organisées pour leur venir en aide. L’irrespect des droits d’auteurs demeure cependant une des difficultés majeures auxquels font face les professionnels de la musique qui n’arrivent pas à jouir pleinement de leur création.
Pionnier du rap créole
Moïse (Supa) Dénot est présenté comme l’un des pionniers du rap créole en Haïti. Il était un ami proche du célèbre Master Dji avec lequel il a collaboré. « J’étais sollicité lors du spectacle qu’avait organisé Master Dji au Gymnasium de Carrefour [à la fin des années 1990]. J’avais vu la qualité de l’artiste qu’est Supa Dénot », se souvient Kéké Bélizaire.
Atròs, un des leaders du groupe Rockfam, confirme que Supa a contribué dans l’avancement du rap créole. « Il est l’un des rappeurs de la première génération du rap en Haïti » dit celui qui avait apporté son soutien à l’artiste en 2015.
« Le rap n’était pas très écouté dans le pays durant les années 1990. Supa a osé participer au prestigieux concours noël de l’époque qu’organisait la Télémax. Il a remporté le concours avec “Nwèl nan wèl ou”, un rap teinté d’un style reggae. Ce fut un exploit et une plateforme importante pour le rap haïtien à l’époque » élabore Atròs.
Il y a quelques années, Atròs et Fresh La du groupe Vwadèzil ont vainement tenté d’agir sur la dépendance (à l’alcool) de Supa en l’amenant aux cliniques de l’APAAC (Association pour la prévention de l’alcoolisme et autres accoutumances chimiques).
C’était un artiste complet qui compte plus de 20 musiques dans son répertoire musical, rapporte Frantzy Diomecan qui a passé près de neuf ans aux côtés de l’artiste. Ils étaient quatre au sein du groupe Haïti Rap and Raggae (Supa Denot, Elirack, Frantzy Diomécan et T-Bird). Le groupe Haïti Rap and Raggae a sorti deux albums, selon Diomecan.
Un homme formé
Les rappeurs de Haïti Rap And Raggae étaient tous des hommes formés, selon Kéké Bélizaire. Supa avait des connaissances très poussées dans la langue anglaise et détenait aussi une grande culture générale, rapporte Bélizaire.
« Supa avait terminé ses études classiques, mais il refusait de faire d’autres études comparativement aux autres membres du groupe. Il nous a toujours dit que le Rap lui donnera tout ce dont il aura besoin un jour », se souvient Frantzy Diomecan.
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En 1997, Supa animait une émission socioculturelle portant précisément sur le rap à Céleste FM, devenu aujourd’hui Megastar, confie Kéké Bélizaire. « Le talentueux avait chez lui une culture de la musique, et cela se voyait à travers son émission diffusée presque exclusivement en anglais », fait savoir Atròs, fan de l’émission à l’époque.
Après la mort de Jean Verdus Batien, le propriétaire de Céleste FM, son frère a réorienté l’entreprise. C’est à ce moment que Supa a abandonné l’émission et peu de temps après il s’est plongé dans l’alcool.
Une star solitaire
Supa n’avait pas réellement vécu auprès des siens. « Peut-être que sa famille en avait marre de lui et de son comportement », dit Kattia Georges.
De son côté, Frantzy Diomécan affiche sa surprise en apprenant que son ami Supa est devenu alcoolique. « Au sein du groupe, moi et T-bird avions l’habitude de consommer de la drogue. Supa tirait nos oreilles afin que nous mettions un terme à cette pratique », raconte-t-il.
Selon Diomécan, Supa a été victime d’un accident de la route à Diquini (Carrefour). « Dès son hospitalisation, le médecin nous a confié que Supa peut, à l’avenir, développer certains troubles psychologiques puisqu’il était gravement fracturé à la tête », se rappelle Diomécan.
Avant son décès, le rappeur passait le plus clair de son temps sur la place Saint-Anne. Ses obsèques sont prévues pour le début du mois d’août à l’église Saint-Anne. Entre-temps, l’association des rappeurs (ASRAP) élève la voix pour demander justice pour Supa Dénot. Alors que la star s’est éteinte dans l’anonymat, le nom de ses agresseurs reste inconnu.
Emmanuel Moïse Yves
*Le titre a été mis à jour
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