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L’économie haïtienne asphyxiée par les gangs

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L’insécurité généralisée fait augmenter incessamment le prix des produits en Haïti

L’Institut haïtien de statistique et d’informatique a publié le mercredi 1er décembre 2021 son bulletin mensuel sur l’Indice des prix à la consommation. Selon ce document, pour l’année fiscale précédente, les produits locaux ont subi une augmentation de 16,2 %. Selon l’économiste Thomas Lalime, l’insécurité généralisée est l’une des causes de ce taux d’inflation élevé.

Durant le quinquennat de Jovenel Moïse, les gangs ont solidifié leur emprise sur le pays. Autrefois, si les quartiers de Grand-Ravine, Cité-Soleil, Solino, Bel-Air… étaient les seuls à être qualifiés de zones rouges, désormais, des quartiers considérés comme résidentiels sont assiégés par des hommes illégalement armés. Le gang dirigé par Ti Makak à Laboule et Fessard — commune de Pétion-Ville — n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Selon le rapport de l’IHSI le niveau général de l’Indice des Prix à la Consommation (IPC, 100 en 2017-2018) qui se chiffrait à 180,4 en septembre 2021 est passé 188,7 en octobre, soit une variation mensuelle de 4,6 %. L’inflation annualisée, de son côté, a atteint 19,7 % en octobre contre 13,1 % le mois précédent. Cette accélération de l’inflation en glissement annuel s’explique, en partie, par la hausse prononcée des prix des produits importés (plus de 26,1 %).

Des gangs «tout puissant»

Dans plusieurs marchés dans la zone métropolitaine, les gangs armés sont ceux qui ont la commande. Sans aucune crainte des forces de l’ordre, ils rançonnent les marchands, allant jusqu’à exiger souvent le versement d’une somme régulière.

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« Des hommes armés nous obligent de verser une somme de 250 gourdes, 500 gourdes, ou 1 000 gourdes tous les samedis, a expliqué une détaillante qui vend des produits cosmétiques non loin de la Rue des Miracles. Le montant demandé varie en fonction de la valeur économique que représentent nos commerces ».

À quelques minutes de cette zone, dans une localité dénommée Mache Anba, les pratiques sont les mêmes. « Ils peuvent nous rendre visite à n’importe quel moment de la journée et nous demander de l’argent. Bien souvent, ils disent que c’est pour acheter des munitions. Ils sont en guerre », témoigne un autre marchand de la zone qui ne veut pas qu’on révèle son identité pour des questions de sécurité.

Des hommes armés nous obligent de verser une somme de 250 gourdes, 500 gourdes, ou 1 000 gourdes tous les samedis, a expliqué une détaillante qui vend des produits cosmétiques non loin de la Rue des Miracles.

En contrepartie, la première marchande citée plus haut rapporte que ces hommes armés leur promettent sécurité. « Quand nous sommes dans la zone, personne ne peut venir nous cambrioler. Cette cotisation qu’on vous exige, c’est pour assurer la sécurité de la zone », rapporte cette revendeuse qui dit que les « malfrats sont lourdement armés et que sans crainte aucune, ils circulent quotidiennement dans le marché avec leurs visages découverts. »

Mais ces « cotisations » ne sont pas sans effet sur les prix des produits, ont-ils expliqué. « Quand on paie cet argent, on est bien obligé d’augmenter le prix de nos produits. Sinon, on va enregistrer des pertes », disent-ils tout en rappelant qu’à cause de la présence de ces hommes armés, les clients fréquentent très peu le marché. Ce qui fait que leur activité fonctionne au ralenti.

À SHODECOSA, une entreprise commerciale vendant des produits importés dans le pays, les pratiques ne sont pas différentes. Dans une entrevue accordée à ABC News en octobre 2021, Youri Mevs, PDG de l’institution, raconte la difficile relation de son entreprise avec les hommes armés du G9 An Fanmi & Alye.

Youri Mevs explique qu’un matin au mois d’août, son bureau a reçu l’appel de Jimmy Cherizier — alias Barbecue, président du G9. La demande de l’ancien policier était de 500 000 dollars américains par mois. Youri Mevs n’a pas respecté à la lettre ce qu’avait exigé Barbecue. Elle avait ordonné à l’un de ses managers de fournir aux lieutenants de Barbecue « des corn flakes, du lait, des pâtes, de la tomate, du riz, du savon… » pour une valeur de 5 000 dollars américains par fois.

Ne pas compenser le G9 en argent, c’est une façon pour elle d’empêcher les bras armés de la coalition de gangs d’acheter des munitions qu’ils auraient peut-être utilisées après pour la chasser.

Cette pratique est de même pour plusieurs grandes entreprises commerciales situées dans la zone métropolitaine du pays. Des hommes armés leur exigent de fortes sommes. Sinon, leurs entreprises seront pillées. Et en économie, ce sont les consommateurs finaux qui paient toujours les conséquences, confirme l’économiste Thomas Lalime.

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« Quand une entreprise est contrainte de payer des frais à un groupe de bandits, son coût de production augmente automatiquement. Et quand cela arrive, l’entreprise aura toujours tendance à augmenter le prix de ses produits », a fait savoir le docteur en économie.

Shodecosa stocke plus de 90 % de la nourriture importée du pays.

Le fléau de Martissant

Depuis plusieurs années, les hommes armés sont en roues libres dans la 3e circonscription de Port-au-Prince. Carrefour est ainsi devenu la commune limitrophe séparant le grand Sud du reste du pays. C’est ce qui pousse de nombreuses familles à quitter leur foyer pour se protéger de la fureur des gangs qui, sur elles, ont le pouvoir de vie ou de mort.

De grandes institutions comme des banques commerciales, des centres hospitaliers, des entreprises commerciales et même des établissements scolaires sont obligés de quitter la zone en laissant les uns après les autres les clefs sous leurs portes.

Selon Thomas Lalime, « dans une économie où l’insécurité oblige des entreprises à fermer leurs portes ou à fonctionner au ralenti, les biens et services que vendaient ces entreprises sont devenus rares. Et quand il y a rareté d’un produit, son prix augmente automatiquement. C’est la loi de l’offre et de la demande », a-t-il expliqué.

Plusieurs quartiers de la zone métropolitaine étaient confrontés pendant plusieurs semaines à une crise de carburant.

Jimmy Cherizier alias Barbecue, avait exigé la démission du Premier ministre Ariel Henry pour son implication présumée dans l’assassinat de Jovenel Moïse. C’est pour cela que le porte-parole du G9 avait bloqué tout approvisionnement de carburant au niveau du terminal Varreux à Carrefour.

Le carburant est un produit prépondérant, stratégique et transversal. Toute augmentation ou diminution influe sur le fonctionnement général de la population. Quand le gaz se fait rare, le prix de plusieurs biens et services ne cesse d’augmenter dans toutes les villes touchées d’une manière ou d’une autre par cette rareté. D’où le phénomène de l’inflation durant la fin de l’année fiscale 2020-2021 en Haïti.

Un problème national

Outre le département de l’Ouest, d’autres départements sont aussi touchés par l’inflation. Selon les chiffres fournis par l’IHSI sur l’Indice des prix à la consommation, l’inflation en glissement annuel dans le grand sud était beaucoup plus élevée que celle dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince.

Les départements du Sud-Est et de l’Ouest, hormis l’Aire métropolitaine, ont connu une inflation de 20,8 %. L’inflation des départements du Sud, de la Grand-Anse et des Nippes s’élevait à 20,9 % contre 19,1 % dans les départements du Nord, du Nord-Est et du Nord-Ouest. Pour Thomas Lalime « C’est probablement l’effet de Martissant qui se fait remarquer avec la difficulté d’approvisionner les départements du grand Sud ».

L’insécurité généralisée se fait sentir dans les assiettes, en exacerbant le niveau de l’insécurité alimentaire qui était déjà très élevée. Avec des taux d’inflation supérieurs à 20 % dans de nombreuses régions du pays, Lalime doute que les perspectives soient rassurantes pour 2022. D’ailleurs, en octobre 2020, le taux d’inflation global en glissement annuel en Haïti s’élevait à 23 %.

 

Photos: Adelson Carvens / AyiboPost

Plus connu sous le nom de Jim Larose, Jimmy est auteur, juriste, professeur d’anglais et journaliste-rédacteur à AyiboPost depuis septembre 2021. Passionné de la plume, il prépare son premier ouvrage titré : « Essai sur la chute libre d’Haïti et son système éducatif »

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