Il y a le manque de proximité ou de disponibilité des centres hospitaliers dans les zones reculées. Il existe aussi en Haïti un mauvais rapport à la science
Au mois de mai 2021, Fritznel Saintil a été victime d’un accident. Ce chauffeur de motocyclette était assis sur sa moto sur la route de Miragoane, quand une voiture est venue le percuter. Sa jambe droite a été fracturée à deux endroits, lui a-t-on dit lorsqu’il s’est rendu à l’hôpital, à Camp Perrin.
Comme l’orthopédiste qui devait se pencher sur son cas habite aux Cayes, on lui a conseillé de revenir à la huitaine, après avoir immobilisé son pied dans un plâtre. Fritznel Saintil souffrait énormément. Il a alors demandé à ses proches qu’on l’emmène à Arnaud, commune d’Anse-à-Veau. Dans cette localité, Ynanès Joseph, médecin traditionnel, a construit une réputation de soigneur d’os.
« J’ai passé environ trois mois chez lui, explique l’originaire d’Anse-à-Veau. Puis il m’a demandé de partir et de ne revenir que sur rendez-vous. Je n’étais pas encore guéri, mais j’allais mieux. »
Par malchance, Fritznel Saintil a encore été victime lors du tremblement de terre du 14 août. Un pan de mur lui est tombé sur le pied, fracturant à nouveau une jambe déjà fragile. Mais cette fois, l’homme n’a pas voulu qu’on l’emmène à l’hôpital. « Je suis tout de suite revenu vers Ynanès, assure-t-il. Je suis à nouveau son traitement. ».
Alors que des équipes médicales sillonnaient les zones reculées du Sud pour porter assistance, des médecins sont venus voir les patients de Ynanès Joseph, appelé docteur Ynanès dans la zone. « Ils ont regardé mon pied. L’un d’eux m’a dit de rester dans la position qu’Ynayès m’a ordonnée. Un autre voulait que j’aille à l’hôpital pour subir une intervention, mais j’ai refusé. Cela m’aurait ramené à la case départ alors que je suis déjà un traitement. »
Comme Saintil, la plupart des personnes qui sont entre les mains du « médecin » refusent de se rendre à l’hôpital, et peuvent passer des mois à se faire soigner dans des conditions précaires. Pour ces personnes, l’hôpital est le dernier recours, et même dans une situation de non-retour, elles peuvent hésiter encore.
Une alternative
La maison où Ynanès Joseph met ses patients comporte plusieurs petites chambres. La répartition des patients dans ces chambres se fait selon la gravité de leur situation. Fritznel Saintil n’est plus dans la grande salle, car il arrive un tant soit peu à se lever grâce à une béquille, et à marcher. Il est placé dans une chambre avec quatre autres personnes.
Dans une autre pièce, d’autres patients sont couchés sur des nattes en paille, recouvertes d’un drap. Certains sont assis sur une chaise, et étendent leur pied sur une autre, s’ils ont été frappés à un membre inférieur. La plupart doivent rester immobiles de longs moments. Sur le membre fracturé, Ynanès Joseph a appliqué une composition de son cru dont il refuse de révéler le secret. Puis un bandage fait de toile recouvre la partie en traitement.
Ynanès Joseph ne se souvient plus depuis quand il exerce ce métier. Mais il se dit spécialiste dans ces types de traitement. « Les gens viennent ici tout le temps, confie-t-il. Si je peux les aider, je le fais, sinon je les refuse. Mais ce n’est pas moi qui vais les chercher. Quand quelqu’un vient ici, je l’interne pour quelques jours selon son cas, pour que je le soigne. »
Joslin Jean, coordonnateur du « Conseil d’Administration de la Section communale », assure lui aussi que ce médecin traditionnel est très réputé. « Il a bonne réputation dans la zone, et les gens sortent de partout pour le voir. Il avait un patient dans un état grave, qu’un hélicoptère est venu chercher. Mais tous ceux qui sont chez lui refusent de s’en aller. »
Ynanès Joseph confirme que parmi les patients qui sont venus à lui après le tremblement de terre, deux étaient dans une situation critique. « Le premier, je voyais déjà que je ne pouvais rien faire, je lui ai dit d’aller à l’hôpital. Quant au second, il était là, mais il refusait de laisser les médicaments sur son pied. Il a commencé à pourrir. Il est parti avec les médecins. J’ai appris qu’on l’a amputé. »
Raisons sociologiques
Swamelie Claton est une autre patiente d’Ynanès Joseph. Elle a été fracturée à l’épaule et au pied après le séisme. Mais elle, on l’a tout de suite menée au médecin-feuille. « Je ne savais rien, j’étais inconsciente. Quand je me suis réveillée, j’étais là », explique-t-elle. Elle assure qu’elle va mieux après ces quelques jours passés sous les soins de Joseph : « Avant je ne pouvais pas porter la cuillère à ma bouche, maintenant j’y arrive, même si c’est difficile ».
Pour Claton, même si on lui avait proposé d’aller ailleurs, si elle était consciente au moment où on la transportait, elle aurait refusé. « J’habite dans la zone, explique-t-elle. C’est lui que je connais, je ne voudrais aller nulle part d’autre ».
Contrairement à l’hôpital, assurent Claton et Saintil, c’est après le traitement qu’ils sauront combien d’argent ils doivent. « Jusqu’à présent je reçois les soins gratuitement, dit Saintil. Je ne crois pas non plus que la note sera très élevée. » Ce sont autant de raisons qu’ils avancent pour expliquer leur refus de se rendre dans un hôpital ou un centre de santé, mieux équipé que la chaumière d’Ynanès Joseph.
Pour Wenchel Jean-Baptiste, sociologue et propriétaire de l’hôpital Caramed, aux Cayes, il est tout à fait compréhensible que certaines personnes se sentent plus à leur aise ailleurs que dans un hôpital. « Il y a une catégorie de personnes, celles qu’on appelle paysans, qui ne se sentent pas bien accueillis dans les hôpitaux. On les regarde de travers. On leur parle avec beaucoup d’irrespect, comme s’ils n’étaient pas à leur place. Pour ces personnes, la médecine traditionnelle est différente. »
Selon lui, les raisons sont plus sociologiques que tout autre chose. « Certaines femmes enceintes ne veulent pas accoucher ailleurs que dans leur maison, dit-il. Elles préfèrent une sage-femme à une infirmière, là aussi à cause de paroles blessantes qu’on leur adresse parfois, alors qu’elles accouchent. »
Mais il y a aussi le manque de proximité ou de disponibilité des centres, dans ces zones reculées.
Mauvais rapport à la science
En plus des limitations géographiques et des raisons sociologiques, il existe dans notre pays un mauvais rapport à la science. « Un médecin peut promouvoir la médecine moderne, et encourager ses patients à préférer ses méthodes plus scientifiques pour se soigner, mais quand il aura besoin de construire sa maison, il ne fera pas appel à un ingénieur, par exemple », remarque Wenchel Jean-Baptiste.
Ce mauvais rapport à la science peut en partie expliquer pourquoi ce ne sont pas seulement des personnes qui habitent dans des endroits difficiles d’accès, qui préfèrent la médecine traditionnelle. Des universitaires même, selon le sociologue, peuvent se comporter de la même manière.
Boutroce Gally est un médecin qui parcourt les campagnes du Grand Sud, avec d’autres médecins volontaires, dans leur Brigade d’intervention médicale. Bien avant le tremblement de terre, ses collègues et lui sillonnaient des zones reculées pour proposer des soins. Ils ont notamment aidé à combattre les récents cas de gale qui ont explosé dans la Grande-Anse. Ils aident pour le moment à soigner des victimes du tremblement de terre.
Selon lui, lors des cliniques mobiles de la brigade, il trouve régulièrement des personnes réticentes, voire qui refusent catégoriquement les soins médicaux. « On pourrait penser que ce sont seulement dans les campagnes, mais c’est aussi le cas dans les villes », regrette-t-il. Et cette réticence en plus des facteurs économiques, géographiques et sociaux, est aussi le résultat de croyances empiriques, à des années-lumière de la science.
Une première version de cet article mentionnait par erreur qu’Arnaud est une section communale de Camp-Perrin, au lieu d’une commune d’Anse-à-Veau. 9.6.21.9:25
Comments