La trentaine de secondes du violent séisme qui a secoué Haïti le 12 janvier 2010 a dévasté la capitale et ses environs. Mais, le nombre de personnes souffrant de stress post-traumatique et dont le cas nécessite une intervention psychologique ou psychiatrique se sont heurtées à un système de santé mentale déficient
Mardi 12 janvier 2010. 16 heures 53, la terre tremble en Haïti. C’est le chaos et la panique à Port-au-Prince et ses environs. On se précipite dans tous les sens pour retrouver les siens ou un centre médical.
Avec seulement 20 gourdes en poche, Yves Olivier qui était venu travailler à Gressier reprend la nationale numéro 2 à pied dans l’espoir de retrouver sa famille indemne. Pupilles évasées. Lèvres tremblotantes. Le quadragénaire est évasif quand il lui faut conter la journée du 12 janvier 2010. « Les souvenirs me hantent comme si c’était hier », lance-t-il.
Yves Olivier, sa femme et ses deux enfants, Jerry et Stevenson, vivaient dans une famille étendue au Corridor Hervé, à Fort-National. « C’est là que j’ai grandi », reprend-il en ajoutant qu’il y avait vécu une trentaine d’années.
Stevenson, le benjamin de la famille, se trouvait au premier étage avec sa grand-mère et ses oncles, en train de regarder un match. « C’était un garçon doué et passionné de football », martèle Yolande, sa mère, en sanglotant.
Jerry, l’aîné, sa mère et un cousin se trouvaient au rez-de-chaussée. « Tout s’est écroulé autour de nous au moment même où nous nous apprêtions à nous échappe », poursuit-elle.
Immobilisée sous les décombres, Yolande a trouvé une cale de bois avec laquelle elle tapait faiblement pour signaler qu’elle était encore en vie. « L’un de mes beaux-frères qui n’était pas à la maison au moment de l’évènement nous a finalement tirés des décombres vers 19 heures », explique la mère.
En somme, six membres de la famille Olivier seront tués par le séisme, dont Stevenson le dernier fils. Yolande sera paralysée pendant six mois. Quant à Jerry, le choc des décombres lui a causé des troubles neurologiques considérables.
Rien ne sera plus comme avant
Maux de tête récurrents, crise épileptique et déficit d’apprentissage sont les principaux symptômes développés par Jerry. En plus, le jeune homme, aujourd’hui âgé de 20 ans, est détaché de la réalité extérieure et est constamment replié sur lui-même.
« Nous avons consulté un psychiatre privé dès les premières manifestations de la maladie. Les diagnostics ont révélé que Jerry a subi un choc qui a bloqué le développement de son cerveau », affirme Yolande. Elle ne se souvient plus du terme médical qui désigne la déficience de son fils.
Au bout de trois ans, le coût des séances dépassait les moyens de la famille. « Nous sommes donc allés au Centre Hospitalier Universitaire de Psychiatrie Mars & Kline. Les conditions de l’hôpital en matière d’infrastructures étaient inadéquates. Les médecins manquaient régulièrement aux rendez-vous », continue Yolande. Les parents de Jerry ont dû, une fois de plus, se diriger vers l’Hôpital Universitaire de Mirebalais.
Peur, panique et autres troubles post-traumatiques
La catastrophe du 12 janvier 2010 « a bouleversé radicalement l’équilibre psychique de nombreux survivants et a bousculé l’ordre établi à travers leurs valeurs, leurs croyances et leurs représentations », selon un article scientifique publié par les psychologues Jeff M. Cadichon et Daniel Derivois.
D’après ce travail publié en 2016, « les données de plusieurs études démontrent qu’après le cataclysme, il existe un taux situé entre 24,6 % et 59,10 % de prévalence de symptômes sévères du trouble de stress post-traumatique en Haïti. »
Des réactions de peur, de panique et d’agitation désordonnées ont été repérées chez plusieurs personnes interviewées au cours de l’étude. L’avènement du séisme a mis à nu les faiblesses d’un système de santé mentale défaillant.
Un système de santé mentale en faiblesse
« La législation du domaine de la santé mentale est lacunaire en ce sens que certains articles de lois du code civil et pénal du pays ne parlent que globalement de la capacité et de la protection des malades mentaux », selon le rapport du système de la santé mentale sur Haïti publié en 2011 par l’OMS.
Moins de 10 % du budget national est alloué à la santé et 80 % de cette somme se trouve affectés au paiement des salaires. Le budget alloué à la santé mentale représente, par conséquent, moins de 1 % du budget global réservé à la santé publique.
Les deux seules institutions neuropsychiatriques en Haïti, l’Hôpital Défilée de Beudet et le Centre Hospitalier Universitaire de Psychiatrie Mars & Kline, disposent au total de 180 lits (1,9 lit pour 100 000 habitants).
De plus, estime le rapport, « le personnel de soins en effectif réduit n’est pas suffisamment formé sur la protection des droits des usagers des services de santé mentale. Les structures d’hospitalisation médicolégales sont inexistantes. » S’il existe un nombre important de psychologues, le pays ne dispose que de 15 psychiatres.
L’ancien directeur, Girard Jeanny, du Centre hospitalier universitaire de psychiatrie Mars & Kline affirme que le nombre de patients souffrant de troubles post-traumatiques avait augmenté à la suite de la catastrophe.
Les troubles d’anxiété, d’apathie, de confusion et le manque d’intérêt étaient les plus récurrents, révèle le psychiatre. « Plusieurs des enfants avaient des problèmes de langage », poursuit Girard Jeanny.
Cependant, le docteur concède lui-même que l’institution n’aurait pas survécu à la circonstance sans le support des ONG internationales.
« Nous étions obligés de déplacer les malades sur la cour du centre peu après l’évènement puisque le personnel ne pouvait pas opérer sous la structure en béton », martèle le docteur. Le portail n’étant pas sécurisé, les malades pouvaient s’enfuir très facilement.
Dix ans plus tard, rien n’est fait
Depuis 2016, le ministère de la Santé publique a investi 1 % de son budget à la politique de la santé mentale. Un montant « assez dérisoire pour signifier quoi que ce soit », d’après le professeur et psychologue, Ronald Jean-Jacques.
« Nous devrions, dit-il, comprendre que la santé de la population haïtienne implique aussi sa santé mentale et élaborer des stratégies et des politiques publiques en conséquence. »
Le professeur regrette, cependant, qu’après la première décennie du séisme, « nous n’ayons pas fait grand-chose sur ces aspects et sur de nombreux autres d’ailleurs. Il est vrai que maintenant plus qu’avant, la santé mentale paraît être aussi importante pour tous/toutes les Haïtiens et Haïtiennes, mais trop peu d’actions et de dispositions sont entreprises. »
D’après Jeff M. Cadichon, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, la leçon principale à tirer de l’évènement serait que « la reconstruction physique et psychique devrait faire partie intégrante de la politique globale d’accompagnement d’une population affectée par une catastrophe tant humaine que naturelle ».
Assez souvent, reprend-il, les décideurs et dirigeants ont tendance à se focaliser sur la reconstruction physique de la santé. « Pourtant, si vous ignorez l’une des parties de l’ensemble, vous risquez d’avoir des résultats passagers », continue Jeff Cadichon.
En s’appuyant sur les données disponibles, il déplore que « rien de concret n’ait été réalisé pour une meilleure politique de santé mentale dix ans après le cataclysme. » Cependant, un mois après l’évènement, des volontés ont été manifestées pour établir une politique de santé mentale durable en Haïti, explique M. Cadichon qui cite le rapport de l’OMS.
Ronald Jean-Jacques et Jeff Cadichon reconnaissent séparément que certains professionnels et organisations créent des initiatives dans le domaine de la santé mentale en Haïti. Cependant, ces derniers sont loin d’être satisfaits.
Certaines des victimes de stress post-traumatiques ont, aujourd’hui, retrouvé un bon équilibre de vie. Mais, selon Ronald Jean-Jacques, il y a certainement une proportion d’entre elles qui n’ont peut-être pas encore pu faire certains deuils (de parent mort, commerce envolé, maison détruite, capital volatilisé, etc.), accepter leur nouvelle situation de handicap, de déshérité ou d’infortuné.
Nous devons, conclut-il, continuer à accompagner toutes ces personnes d’autant qu’en Haïti, les catastrophes naturelles et humainement provoquées viennent polytraumatiser ces victimes.
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