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Le problème du trafic des êtres humains dans les orphelinats haïtiens

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Plus de 59 000 personnes sont en esclavage moderne en Haïti, selon un rapport présenté en juillet 2018 au siège des Nations-Unies, par la Fondation Walk Free. Ainsi, Haïti est le 2e pays des Amériques contenant le plus grand nombre de personnes en  esclavage moderne. Pourtant, le Comité National de Lutte contre la Traite des Personnes, instance publique chargée de combattre la traite humaine dans le pays, fonctionne jusqu’à date sans budget.

 

L’Organisation des Nations-Unies contre la drogue et le crime (ONUCD), définit  la traite des personnes à partir d’un ensemble de notions-clés telles que : le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes. Il s’agit pour une personne de subir ces étapes par la menace de recours à la violence, ou le recours effectif à la force, ou à d’autres formes de contrainte, tel que la fraude, la tromperie, les abus d’autorité ou par l’offre de paiements ou avantages afin d’obtenir le consentement d’une personne aux fins d’exploitation. Par exploitation, il faut entendre le proxénétisme, c’est-à-dire le fait d’exploiter la prostitution d’autrui, il peut s’agir également d’autres formes d’exploitations sexuelles, du travail forcé, du trafic de migrant, de l’esclavage, de la servitude ou du trafic d’organes. Tels sont sommairement les multiples visages de l’esclavage moderne.

Selon un rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et de la Fondation Walk Free, durant ces cinq dernières années, 89 millions de personnes dans le monde ont été victimes d’une forme d’esclavage moderne pour une durée allant de quelques jours aux cinq années entières. En 2016, les femmes et les filles représentaient 71 % des victimes d’esclavage moderne et une victime sur  quatre était un enfant. La traite humaine génère chaque année 150 milliards de profits illicites. Haïti n’échappe pas non plus à ce grand trafic illégal. Selon Ely Thélot, directeur du Comité National de Lutte contre la traite des Personnes (CNLTP), il existe une région dans le Plateau central où l’on procède à la vente d’enfants, lesquels sont souvent des filles. Ces enfants sont par la suite transférés en République Dominicaine où ils sont exploités soient comme esclaves sexuels, travailleurs dans les champs ou sur des chantiers.

Seulement en juin 2014, la législation haïtienne a manifesté son intérêt pour le phénomène de la traite humaine, en votant une loi portant sur la lutte contre la traite des personnes en Haïti. Cette loi récupère l’ensemble des définitions consacrées par l’ONU et renvoie à une série de conventions internationales qu’Haïti a d’ailleurs signé. C’est justement dans le cadre de cette loi que le CNLTP a été fondé. Cette loi prévoit par ailleurs des sanctions minimum de sept ans pour les trafiquants. Le phénomène de la traite étant transversal, cette loi prévoit également la possibilité d’une coopération et d’entraide judiciaire entre différents Etats.

Des faits concrets de traite en Haïti

Selon Ely Thélot, on compte au moins 750 orphelinats en Haïti. Toutefois, plus de 80 % des enfants qui s’y trouvent ne sont pas orphelins. « Ils ont été placés aux orphelinats par des pratiques de recrutement. Il y a des gens qui sont payés pour aller dans les provinces pour recruter des enfants aux fins d’exploitation. Pour convaincre ces parents, ils font de multiples promesses qu’ils ne tiendront certainement pas», explique le président du CNLTP. Pour ce faire, les recruteurs choisissent généralement les familles vulnérables. Leurs enfants sont par la suite recrutés, puis transportés en ville, le plus souvent à Port-au-Prince, là où ils sont hébergés pour être exploités sous plusieurs formes. « Ainsi, l’orphelinat est devenu la plupart du temps un business. Donc, les personnes qui gardent les enfants n’ont aucune formation en psychologie, en travail social, et aucune formation sur la façon d’accompagner un enfant », s’indigne Ely Thélot. D’après le sociologue Thélot, le pire c’est que la majorité de ces exploiteurs sont des gens qui interviennent dans le cadre de missions religieuses, notamment protestantes. « Au nom de la pitié, au nom de la compassion, nos enfants sont livrés à des trafiquants, à des bourreaux et à des prédateurs sexuels », déclare-t-il sous un ton de colère.

On peut citer, entre autres, le fameux cas de l’organisation caritative anglaise Oxfam. En effet, sept de ses employés ont exploité sexuellement des femmes en Haïti, après le séisme du 12 janvier 2010. Ce qui a même entrainé la démission forcée  de la directrice générale adjointe de l’organisation, Penny Lawrence. Il ne s’agit toutefois pas d’un phénomène isolé. Un rapport publié par l’ONG Save The Children, 23 organisations humanitaires notamment World Vision, seraient impliqués dans des exploitations sexuelles en Haïti.

Comme autre cas de traite humaine en Haïti, Ely Thélot a pris le soin de mentionner la zombification. « Les zombis existent en réalité, indépendamment de nos fantasmes, de nos légendes urbaines et de nos croyances. Je les considère comme étant la figure emblématique du travail forcé », explique celui qui est aussi docteur en sociologie. Selon lui, le zombi sert à être l’esclave parfait. « C’est quelqu’un qui n’a plus d’état civil, dans la mesure où cette personne est déclarée morte sur un acte légal. Donc, du coup, cette personne n’a aucun droit », souligne Ely Thélot. 

Faiblesses ou complicité de l’Etat haïtien

A l’étranger, on peut relever bon nombre de procès judicaires ayant condamné des individus pour avoir pratiqué la traite des personnes en Haïti. A titre d’exemple, la justice étasunienne a procédé en aout 2018, à l’arrestation d’un pasteur du New jersey, Darryl Farrier. Ce pasteur âgé de 24 ans et responsable de l’église Freedom Church d’Oak Ridge a été arrêté pour avoir tenté de rencontrer une adolescente dans le but d’accomplir des actes sexuels. Plus d’une centaine de photos retrouvées sur ses appareils électroniques prouvent l’exploitation et les abus sexuels des mineurs.

Plusieurs jugements pour trafic humain en Haïti ont été exécutés aux Etats-Unis, pourtant en Haïti, l’Institut de Bien-être Social et des Recherches (IBESR), qui a pour mission d’assurer la protection des enfants, n’a jamais pu prouver un cas de traite humaine parmi les 750 orphelinats dont la plupart fonctionne au mépris des normes imposées par les lois haïtiennes et les conventions internationales. D’ailleurs, il n’est pas possible en Haïti de mettre un chiffre sur le nombre de personnes victimes de traite. S’il est vrai que l’IBESR a fait des efforts pour classifier les orphelinats en vert, jaune et rouge, de grands résultats n’ont pas été atteints pour autant. « Il  y a certains orphelinats que l’IBESR dit avoir fermé, mais qu’on retrouve fonctionnels quand on va enquêter », confie Ely Thélot, qui croit que l’IBESR est dépassé par la situation et ne peut grand-chose, compte tenu du volume d’argent qui circule dans les orphelinats.

Selon le directeur du CNLTP, en Aout 2017, le comité, conjointement avec la Police nationale d’Haïti, a procédé à l’arrestation de trois personnes impliquées dans la traite des personnes. Le Juge qui était saisi du dossier a fait une ordonnance pour qualifier le cas en question de traite. Au grand étonnement de tous, l’IBESR quant à lui a publiquement dit que lui il ne voit pas de traite. Ça donne clairement une idée de la méconnaissance de la traite humaine en Haïti, même par les acteurs qui sont censés de protéger les enfants contre la traite. 

En dépit du fait que la traite des personnes constitue un problème bien réel en Haïti, le CNLTP n’a aucun budget prévu et ne dispose d’aucun local pour son fonctionnement. D’ailleurs pour l’instant, le comité est dysfonctionnel. Toutes les demandes soumises aux différents gouvernements haïtiens depuis la présidence de Martelly n’ont abouti à rien. « Dans les feuilles de route qui ont été produites et données aux différents Ministères qui sont censés s’occuper de la traite humaine, la notion de traite des personnes ne figure même pas. Cela traduit  clairement le désintérêt de l’Etat pour la question », estime Ely Thélot qui est contesté comme président du CNLTP par Stéphanie Auguste, ministre des Affaires Sociales et du Travail. Selon Ely Thélot, vu qu’il a été nommé par arrêté présidentiel, si la ministre veut travailler avec un autre directeur à la tête du CNLTP, elle doit écrire au président de la République pour lui demander de publier un autre arrêté pour nommer quelqu’un d’autre qu’elle pourrait elle-même désigner. « Toutefois, jusqu’à date, aucune de ces démarches n’ont été entamées par la ministre », informe-t-il. Entre temps, ce différend a fait perdre au CNLTP certains financements internationaux, que ce soit de la part de l’Union Européenne  ou du Département d’Etat américain qui était prêt à financer un projet de 5.5 millions de dollars américains.

Patrick Erwin Michel a étudié les Sciences Juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques (FDSE) de l’Université d’Etat d’Haïti. Il finalise actuellement son mémoire de sortie sur la pauvreté et les Droits humains. Il a également étudié l’art dramatique à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS), ainsi que le journalisme à l’ISNAC. Son champ d’intérêt inclue le Droit, la littérature, la sociologie et les arts.

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