SOCIÉTÉ

Le parcours parsemé de discriminations du créole dans les médias en Haïti

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Certains rendent la langue populaire responsable du niveau globalement médiocre de la presse dans le pays

Li atik sa a an kreyòl la a. 

98 % des Haïtiens peuvent parler le créole, contrairement au français utilisé par seulement 10 à 15% de la population. La majorité des émissions de débats politiques de la capitale sont aujourd’hui réalisées dans cette langue. Pourtant, quelques décennies auparavant, l’utilisation du parler vernaculaire a été signe d’inculture.

Le régime dictatorial des Duvalier interdisait le créole dans les médias afin de pouvoir garder la masse populaire dans l’ignorance la plus macabre et loin des informations », se rappelle la journaliste Liliane Pierre Paul.

Vers les années 1970, la Radio Haïti a voulu introduire l’utilisation du créole sur ses antennes, en présentant une édition d’information dans la langue de la majorité du peuple.

Cette décision a valu au directeur de la station, Jean Leopold Dominique, des « convocations » en cascade des dirigeants du régime lui ordonnant d’arrêter la diffusion des émissions en créole, rapporte Liliane Pierre Paul.

La présentatrice du populaire « Jounal 4è » rapporte que lors d’une convocation de Jean Leopold Dominique, un ministre de l’intérieur de l’époque lui reprochait en ces termes : « J’étais à Cochon gras dans le sud-est et j’ai entendu des gens parler de Somoza [dictateur nicaraguayen] et de Idi Amin Dada [boucher cruel et chef d’État de l’Ouganda]. Si ces paysans connaissent ces histoires, c’est la faute de votre radio qui les informe en créole ».

Liliane Pierre Paul se souvient encore des reproches dont elle a été l’objet au moment de son arrestation en 1980, pour son obsession à continuer à présenter des informations en créole sur les ondes de Radio Haïti.

L’enjeu demeure de taille. Quand tu informes la population de la chute d’une dictature dans un pays étranger, la dictature des Duvalier se croit menacée par cette vérité, « puisque la vérité est révolutionnaire », analyse Liliane Pierre Paul.

Une arme à double tranchant

Vers les années 1950, avant le début du règne de François Duvalier en 1957, on parlait librement le créole dans la presse. L’historien Georges Michel, se souvient encore des multiples petits journaux distribués dans cette langue à l’occasion des élections de 1957.

De cette période, l’on retient le nom de l’animateur Théophile Salnave, « Zo Salnave » (petit fils de l’ancien président Salnave), sur les ondes de la Radio Caraïbe.

L’arrivée de François Duvalier au pouvoir va changer la donne. Le créole a été interdit, « pour empêcher la communication de s’étendre sur le pays », révèle Georges Michel.

Depuis, les programmes diffusés en créole ont considérablement baissé. Vers les années 1960, seules quelques rares stations comme, « Radio la voix du peuple » et Radio Lumière osaient parler le créole.

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Puisqu’ils n’étaient pas subversifs, ces programmes ne posaient aucun problème au régime en place. À Radio Lumière, des hommes comme le pasteur Louis Marc Wood parlaient le créole parce qu’ils se sont rendu compte qu’il fallait s’exprimer dans cette langue pour mieux évangéliser la population.

À côté de ces radios inoffensives, les propagandistes de la dictature comme Dieudonné Pomereau et Georges G. Figaro, animaient en créole du lundi au samedi, à partir de 2 heures 30 de l’après-midi, une émission politique sur les ondes de la radio « Commerce ».

Selon le président de l’Association nationale, des médias haïtiens, Jacques Sampeur, les propagandistes du régime parlaient le créole à la radio afin de pouvoir toucher le gros du peuple avec les idées du régime dictatorial, vu que la majorité de la population ne parle pas le français.

En 1967, un groupe qui s’appelait « Mouvement créole » et qui animait une émission sur les ondes de la Radio Caraïbe a été déclaré hors la loi et persécuté par le régime, selon Georges Michel. « Certains membres de ce groupe ont été exilés et d’autres tués, juste pour avoir parlé le créole à la radio. »

Au nom d’une logique plutôt discriminatoire, on ne parlait que le français au sein du gouvernement, souligne Jacques Sampeur. « Depi w al lekòl, ou gen yon nivo akademik, ou pa pale kreyòl. »

Les restrictions sur l’utilisation de la langue créole ont joué un rôle clé dans la fermeture de la Radio Haïti en 1980. Une autre station de l’époque, la Radio Soleil, a continué la bataille du « parler créole », malgré les risques. Sa position a été renforcée avec la visite du pape Jean Paul 2 dans le pays en 1983.

La langue de l’ère démocratique

La donne change à partir de 1986. Avec la chute du régime dictatorial des Duvalier, le créole s’impose dans les médias. L’euphorie des idées démocratiques, prônant la liberté d’expression, a fortement contribué à l’émergence du créole dans la presse, soutient le membre de l’académie créole, Wilner Dorlus.

À cette époque, au nom de la liberté d’expression, tout le monde avait son mot à dire dans les débats politiques, mais tout le monde ne pouvait pas s’exprimer en français. Liliane Pierre Paul, souligne que cela est dû au fait qu’on n’a jamais donné au peuple un réel accès à la langue française.

En plus, l’article 5 de la Constitution de 1987 dispose : « Tous les Haïtiens sont unis par une Langue commune : le Créole. Le Créole et le Français sont les langues officielles de la République ». Cet état de fait a obligé les médias à se rapprocher de la population, dit l’académicien Wilner Dorlus.

Catalyseur de l’ignorance?

L’utilisation massive du créole surtout dans la presse parlée n’est pas très bien vue partout. Dans le cadre d’un panel organisé en 2014, le directeur de la Radio Ibo, Hérold Jean François, a indexé « l’avènement du créole dans les médias », comme responsable de la régression de la production médiatique.

Il poursuit : « Avec l’introduction du créole comme langue d’expression dans les médias, on est arrivé à une dérégulation dans les médias. Avant, il fallait intervenir en français au micro, à partir de 1986, avec la nouvelle génération de journaliste qu’on pourrait appeler, génération spontanée, n’importe qui, avec un magnétophone qui couvre une manifestation publique est réputé journaliste ».

Pour Liliane Pierre Paul, ces genres de « paroles faciles et pensées prêtes à porter » ne visent qu’à continuer à snober le peuple, en lui faisant croire que le créole lui place au bas de l’échelle.

Lire enfin: Rezososyo ap demantibile lang kreyòl la. An menm tan, se yon bèl opòtinite.

Ces discriminations viennent de loin et sont fortement ancrées dans la culture haïtienne. En 1978, l’ancien ministre de l’Éducation nationale Joseph C. Bernard écrivait : «On assiste à une lutte contre les deux langues, lutte liée tout au long de l’histoire d’Haïti à une sorte de lutte de classe : le français, langue de la classe dominante qui fait tout pour dénigrer et maintenir dans un état d’infériorité la langue du plus grand nombre; le créole, langue unique des masses à qui on a fini par faire croire qu’ils sont inférieurs à ceux qui parlent le français.»

Et de continuer : « Il s’est donc créé une idéologie diglossique tendant à consolider une superposition entre les deux langues en conflit. L’école a été le moyen le plus sûr pour asseoir cette idéologie».

Samuel Celiné

Une première version de cet article évoquait 40% de locuteurs pour le français en Haïti, en reprenant des chiffres du livre « Prétendus Créolismes : le couteau dans l’igname, Jean-Robert Léonidas, Cidihca, Montréal 1995 ». Comme il s’agit d’une source secondaire non reprise par ceux qui travaillent sur le sujet,  il a été remplacé.

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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