Le président haïtien Jovenel Moïse continue de faire la promotion de son programme phare «Caravane du changement ». Près de deux ans après son lancement à Bocozelle, quel bilan dans cette localité de Saint-Marc ?
C’est à La Grange, une localité de Bocozelle, cinquième section communale de Saint-Marc dans le département de l’Artibonite que Jovenel Moïse a lancé le programme dénommé Caravane du changement, le 1er mai 2017. Cette initiative visait l’augmentation de la production agricole afin de diminuer l’importation de produits alimentaires dans le pays. Selon l’agronome Jacques Thomas, 195 millions de gourdes ont été mobilisées pour curer des canaux et arroser environ 32 000 hectares dans l’Artibonite.
Pour démarrer cette opération, une imposante flotte d’engins lourds a été déployée pour renforcer le travail de l’Organisme de Développement de la vallée de l’Artibonite (ODVA). Cette institution transversale se donne pour mission de mettre en place les infrastructures nécessaires à la production agricole dans la vallée de l’Artibonite.
Après le lancement officiel de la caravane, le président de la République a effectué plusieurs visites pour superviser l’avancement des travaux. Il en a profité pour promettre la construction de routes, d’écoles publiques, de plusieurs logements et d’un bloc sanitaire. Le gouvernement a aussi offert des moulins de riz aux fermiers et réitéré son engagement de renforcer l’élevage et l’agriculture.
Deux ans après, un maigre bilan
Environ 22 mois après, le coordonnateur du Conseil d’Administration de Bocozelle, Kelly Cyrius dresse une liste des réalisations de l’initiative présidentielle : « Avec la Caravane du changement, nous avons obtenu le curage de quelques canaux d’irrigation et de drainage ; la réhabilitation de quelques kilomètres de routes agricoles ; le rehaussement de berges du fleuve Artibonite, axe Bellanger à Lagrange ; la distribution de quelques semences et le curage manuel des canaux secondaires. »
Kelly Cyrius se dit pourtant insatisfait des résultats de la caravane. « On a mal curé certains canaux. Comme résultat, l’eau n’arrive plus dans les zones situées en hauteur ». Avant le lancement de la caravane, il y avait neuf mille hectares de terre cultivable pendant les saisons pluvieuses et sept mille en temps de sécheresse explique Kelly Cyrius. «Maintenant, je ne crois pas qu’il reste deux mille hectares de terres cultivables lors de la saison sèche parce que les canaux et les drains ne sont plus curés », regrette l’autorité qui estime que le pouvoir en place n’est pas conscient de la situation difficile que traverse la population de Bocozelle.
La misère persiste
« C’est trop dur, cette vie ! » maugrée Monique Cyprien. « L’agriculture n’est plus rentable. La terre est asséchée. Avant, je pouvais tout cultiver : l’oignon, le riz et la patate. Je dois prendre soin de mes enfants, mais je n’ai pas les moyens », se plaint la paysanne qui avance vers la quarantaine.
Devant sa maisonnette enduite à la chaux, Monique égrène ses complaintes. C’est que, depuis 2011, elle lutte pour prendre soin de ses deux enfants et de son mari paralysé. « On nous a donné des semences l’année dernière, une seule fois. Cela nous a beaucoup aidés », déclare-t-elle. Mais, sans eau et pas de moyen d’acheter des semences, l’agriculture peu rentable ne lui permet plus de payer la scolarité de ses enfants. « Cela fait deux années consécutives qu’ils ne vont plus à l’école ».
Dominique François, un chauffeur de motocyclette, renchérit : « Le curage des quelques canaux me satisfait. Mais la caravane a apporté des moulins de riz qui n’ont jamais fonctionné. [En plus], une grande partie de la population de Bocozelle se retrouve désormais dans l’impossibilité de trouver de l’eau dans les canaux pour arroser leurs jardins ».
« C’est avec un sentiment de déception que je vis cette réalité à Bocozelle. Ce projet de Jovenel ne nous a rien laissé. Il y a trop de misère, trop de famine dans cette localité. Pour moi, c’est une honte », se lamente Kelly Cyrius.
Des promesses non tenues
Dans la localité, le coût de la vie grimpe malgré les nombreuses promesses de Jovenel Moïse. En 2017, il est venu avec des architectes et des ingénieurs pour construire des maisonnettes. « Ces maisonnettes devaient être inaugurées en mai 2018. Jusqu’à présent, il n’y a même pas un poteau planté », critique Kelly Cyrius, l’air désespéré.
Il y a un problème de continuité en Haïti, argue de son côté, le maire principal de la ville de St-Marc, Nicolas Dorvilus. Il regrette l’absence de nettoyage des canaux depuis presque une année alors que les responsables de la caravane n’ont toujours pas commencé les travaux pour acheminer l’eau dans les fermes situées en hauteur. « Cela a causé des préjudices à certaines personnes. Sans oublier que de nombreuses promesses faites par le président ne sont pas respectées. La population vit cela très mal. C’est un bilan complètement négatif », conclut-il.
Sans infrastructures de base, la population livrée à elle-même
Comme dans d’autres localités du pays, les enfants de Bocozelle vivent dans une situation d’extrême précarité. Cela constitue un frein à leur épanouissement général et une violation de leurs droits fondamentaux. « Chaque jour, ils courent les sentiers en terre battue à la recherche de mangues vertes pour apaiser leur faim », dévoile Ti Pyè, ainsi connu dans la zone.
L’unique lycée national de la zone permet de poursuivre la scolarité jusqu’à la 9e année fondamentale et les rares écoles privées reçoivent des enfants aux niveaux préscolaire et primaire.
Bocozelle dispose d’un seul centre de santé qui fonctionne cinq jours par semaine (parfois trois) de 10 heures du matin à 4 heures de l’après-midi. « J. Peter Gruits Medical Center — le seul centre médical qui reçoit et traite les malades — ne peut pas soigner tout le monde », explique le maire principal de la commune. « Les patients de Bocozelle vont souvent à l’hôpital Saint Nicolas de St Marc. Mais, il est complètement saturé car des malades viennent aussi des communes avoisinantes », poursuit Ti Pyè.
La situation sanitaire ne reluit pas non plus à Bocozelle. « La majorité des gens de cette section communale n’ont pas de toilettes chez eux. Ils font leurs besoins soit directement dans les canaux ou dans des récipients pour les jeter ensuite dans les canaux. Pourtant, d’autres utilisent cette même eau pour se baigner, faire la lessive, la vaisselle, etc. », raconte la sœur de Kelly Cyrius. « Nous sommes tous des morts-vivants. On trouve des cas fréquents d’épidémie et d’infections. Nous vivons dans l’insalubrité totale. Je filtre l’eau que consomme ma famille, mais la majorité des gens boivent celle des puits artésiens, même s’ils savent qu’elle n’est pas potable », continue-t-elle.
Sur fond de crise sociale, le programme de la présidence décriée
La caravane du changement est un moyen qu’utilisent les autorités étatiques pour gaspiller de l’argent, explique le CASEC de Bocozelle. « Ils sont venus avec de prétendus agronomes, ingénieurs et architectes pour dépenser l’argent du pays sans contrôle ». Pour Kelly Cyrius, si ce projet était réellement conçu pour aider les habitants de Bocozelle, le chef de l’État aurait discuté avec les CASECS de la commune avant son lancement pour s’enquérir des différents besoins de la population. « Jovenel Moïse nous a rencontrés bien après. Lors d’une réunion, je lui avais dit clairement qu’il avait mal débuté et qu’il devait repenser les choses. Dommage, il a poursuivi sur la même lancée ».
Les démarches d’Ayibopost pour interviewer les responsables de l’ODVA, l’ancien ministre de l’Agriculture Thomas Jacques et le sénateur Youri Latortue, ancien supporteur du Président de la République Jovenel Moïse n’ont pas abouti. D’après Kelly Cyrius, le fonctionnement de l’ODVA reflète simplement le mode de gouvernance appliqué en Haïti. « Il n’y a pas un souci de transparence chez les dirigeants de l’ODVA. Ils ont dilapidé beaucoup d’argent dans les projets de Saint-Marc », laisse-t-il croire.
Dans un article publié par Le Nouvelliste, le 30 mars 2017, le sénateur de l’Artibonite Youri Latortue reconnaît que l’ODVA a été dépecé. En 2008, le Venezuela avait fait don de plus de 200 tracteurs à l’organisation. Une partie du matériel a été distribuée sur la base d’accointances politiques avec l’assentiment du président Préval, a déploré le parlementaire. Hormis d’autres ressources provenant de travaux réalisés ou de financement d’organisations internationales, de 2009 à 2016, l’ODVA a reçu du ministère de l’Agriculture 317 751 178 31 gourdes, selon des informations rapportées par Le Nouvelliste.
Snayder Pierre Louis
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