Quand la langue devient pont, catalyseur d’initiatives sociales et politiques
« Qui êtes-vous ? » Nulle question n’embarrasse mieux Marcela Colocho. « Il faut plutôt demander : qu’est-ce que vous faites. Alors, je peux vous dire ce que j’entreprends dans la vie ».
Colocho porte des lunettes rondes. Ses boucles d’oreilles discrètes s’entrelacent alors qu’un mince ruban bleu peine à raisonner ses longs cheveux noirs. « Qui êtes-vous est une question qui porte sur l’identité, la philosophie, etc., dit la dame de 29 ans. Qui êtes-vous ne permet pas aux gens de dire beaucoup. Mais si vous rajoutez des questions plus précises, vous pouvez apprendre plus. »
Les mots sont en créole. Mais l’intonation trahit Colocho. Séparée de son El Salvador natal par 2 000 kilomètres à vol d’oiseau, l’anthropologue donne des cours d’espagnol à des citoyens de la société civile haïtienne. Elle arpente le nord-est du pays depuis septembre dernier avec le Collectif Latino-Africain.
« Notre travail s’appuie sur trois branches. D’abord l’éducation populaire, puisque l’éducation formelle ne restitue pas qui nous sommes, notre culture, l’histoire, la vie quotidienne. Puis, nous sommes anticapitalistes. Ce système est contre la vie, il explique le colonialisme et la situation de beaucoup de pays en Amérique latine. Et enfin, nous sommes des femmes en lutte contre le patriarcat. »
De ce fait, le cours reçu par ses soixante étudiants ne ressemble en rien à une séance d’espagnol dispensée à l’école. Ces formations oppressent plus qu’elles ne libèrent. Trop de normes. Encore trop de références éloignées des besoins immédiats. « Nous partageons la culture et l’histoire latino-américaine. Le son, la musique, la prononciation facilitent l’apprentissage. »
La nécessité du langage
C’est par les mots que Marcela Colocho saisit le monde. Les mots, créoles, pour s’immerger dans la culture haïtienne. Et l’espagnol comme outil politique, pour tordre le cou à l’isolation d’Haïti dans la région, catalyser des liens entre des organisations du pays et d’autres en l’Amérique latine. « Il faut parler pour se comprendre. Nous sommes différents, mais nous partageons beaucoup. Nous sommes proches, nous pouvons travailler ensemble. »
Les mots, français, permettent ici de construire des ponts vers le passé, de mieux appréhender le présent.
L’anthropologue rencontre Haïti sur une carte, elle avait treize ou quatorze ans. Alors, Puerto Principe, la fascine. Pourquoi a-t-on appelé la capitale d’Haïti Port-au-Prince ? se demandait la petite fille d’Amérique centrale. L’intérêt intellectuel suivra, lors de ses études à Cuba. Elle se confronte à la révolution haïtienne, lit Michel-Rolph Trouillot. « Pour quelqu’un qui veut comprendre le colonialisme, qui cherche des alternatives avec curiosité, qui veut voir comment notre passé peut nous aider à progresser, connaitre l’histoire d’Haïti est une belle chose. »
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Et cette histoire pas assez connue déborde des frontières. Colocho suit ses traces dans le passé de l’Amérique latine, elle découvre les contributions d’Haïti à la révolution cubaine, l’influence du pays sur le destin de la Grande Colombie, avec Simon Bolivar. « La nationalité, la nation, sont des idées forgées pour nous limiter. Nous avons une histoire commune, et vous ne pouvez comprendre ce qui se passe à un endroit sans regarder ce qui se passe ailleurs. »
Une bonne partie de cette richesse se trouve hors de portée. Après deux voyages, de quatre mois chacun, Colocho parvient à réaliser une entrevue de deux heures en créole, avec aisance. Mais sa soif reste incomplète. « Beaucoup d’informations sur Haïti sont produites et partagées en français. Apprendre cette langue devient nécessaire si je veux passer beaucoup plus de temps et travailler dans le pays. »
Les mots, français, permettent ici de construire des ponts vers le passé, de mieux appréhender le présent. Un présent parsemé de contradictions. « C’est le pays le plus inégalitaire que j’ai jamais visité », déclare Colocho, sur un ton enjoué. « Vous vous rendez à Pétion-Ville, vous verrez beaucoup de voitures de luxe. Mais à d’autres endroits du pays, vous constaterez que beaucoup de gens ne peuvent pas manger. Pourtant, ces gens partagent le même territoire. »
Une domination similaire
Ces observations, Marcela Colocho les met en perspective. Le Salvador prend son indépendance de l’Espagne en 1821, s’intègre de force dans le Premier Empire mexicain, rejoint la République fédérale de l’Amérique centrale avant de devenir une nation souveraine en 1841. Six millions d’habitants habitent la région hier connue pour la production de cacao, l’indigo ou le café. Comme Haïti, El Salvador fait face à la pauvreté, l’inégalité et les violences de gangs.
Ce pays entretient une relation compliquée avec les États-Unis d’Amérique. En 2001, ses dirigeants adoptent le dollar comme monnaie officielle, en remplacement du colón. Mais les habitants n’oublient pas le rôle qu’ont joué les USA dans la guerre civile de 1980 qui opposait des révolutionnaires de gauche contre des oligarques supportés par les États-Unis, et qui maintenaient les paysans dans l’ignorance et la pauvreté. Plus de 75 000 Salvadoriens trouveront la mort.
« Les États-Unis étaient complices », a confié à The Atlantic un jeune officier politique à l’ambassade américaine à l’époque. Todd Greentree rapporte qu’un des massacres les plus sanglants avait été perpétré par le bataillon Atlacatl, qui venait de terminer un cours de formation à la contre-insurrection de trois mois aux USA.
Des déportations effectuées par les États-Unis dans les années 1990 ont renforcé les gangs et amplifié les violences dans le pays.
Aujourd’hui, les experts applaudissent les progrès effectués par El Salvador. Le pays affiche 5,96 dans l’indice de démocratie de The Econonomist contre 4,91 pour Haïti ou 6,54 pour la République Dominicaine. Ceci n’a pas empêché le président Donald Trump de le qualifier de « shithole country » en 2018, et de menacer de mettre un terme au Statut de protection temporaire qui permet à 200 000 de ses ressortissants de vivre aux États-Unis.
Marcela Colocho parle d’une histoire de « domination ». Elle nourrit le projet d’une coopération régionale, basée sur des enjeux et intérêts communs. Et en Haïti, elle se sent chez elle. « J’ai vécu au Mexique. Je me sens étrangère dans ce pays, parce que les rituels ne sont pas les mêmes qu’au Salvador. Ce n’est pas le cas en Haïti où je me sens à l’aise. »
Parfois, ce sont de petites choses qui font la différence. L’hospitalité vient en tête. En Haïti, « les gens vous invitent à manger, à parler de la vie, de vos activités. »
Widlore Mérancourt
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