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La révolution apolitique de King Posse?

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Est-ce que l’art pour l’art, rien que pour l’art, l’art apolitique, l’art qui ignore les problèmes sociaux, peut quand même avoir un impact sociétal? Est-ce que le surréalisme de Paul Eluard, de Salvador Dali ou, plus récemment, Daft Punk ont eu une quelconque influence sur la société ? La réponse la plus naturelle à de telles interrogations est probablement négative, car ces artistes ont volontairement proposé de l’art dénudé de toute intention autre qu’artistique. Mais, est-ce que l’art engagé de Bob Marley ou de Basquiat a fait bouger le monde ? Aucun mouvement artistique, artiste ou œuvre artistique n’a été lui-même catalyseur de changement social ou politique. L’art a cependant accompagné des mouvements sociaux ou politiques d’importance.

L’art bien fait comprend les besoins, mêmes inconscients, de son public et de son époque. L’artiste vénéré de son vivant est celui qui arrive à surfer sur les préoccupations de son temps. Préoccupations souvent inexprimées et apparemment inexistantes.

André Breton définissait ainsi le surréalisme : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Cette description m’a fait curieusement penser à King Posse. Oui, King Posse !

Le groupe musical haïtien le plus influent des temps modernes faisait de l’art rien que pour l’art, sans contrainte de forme, de fond ou même de langue ; ils ont réinventé l’anglais, le français, le langage même, au nom de l’art. Pour vivre King Posse il ne fallait pas nécessairement comprendre leurs mots, leurs vers, leurs strophes… King Posse c’était avant toute chose un sentiment. Un sentiment porté par le rythme et la mélodie, orné de mots, de mots-paillettes.

Les surréalistes de la première moitié du 20e siècle exprimait en fait le désir inconscient de sortir de la réalité de la Guerre Mondiale. Pour ce faire, il fallait vider les mots de leur pouvoir social et politique, il fallait aller au delà du réel. C‘est ce dont avait besoin leur public à ce moment précis. Voilà le génie de King Posse : ils ont compris qu’il fallait qu’on se détache de notre réalité trop politisée, trop divisée. Après la chute de Duvalier, les gouvernements provisoires, les coups d’état militaires, l’euphorie Lavalas, l’embargo… Nous n’avions plus besoin de musiques militantes, il nous fallait une musique apolitique, une musique insouciante. Il nous fallait du surréalisme, de l’ « aziptibididiw », de « Yonpyedans », de « O-o-oWay-o-o-wayyy », du « dibidinow-dibidinow-dibimamamounow ». Voilà le génie de King Posse. Il ont compris et ont satisfait notre besoin d’insouciance pendant presque une décennie.

Jusqu’à date, en écoutant une musique ou une méringue carnavalesque de King Posse, nous découvrons de nouveaux mots, ou une syntaxe propre au groupe. On voulait une musique qui va au-delà du sens des mots, du sens de la réalité. Vos discussions entre amis sur le contenu d’un vers, d’une phrase ou d’un mot de Black Alex ou de Boudah Ranks sont vaines. En fait, les mots importent peu, King Posse ne se comprend pas : il se sent, il se vit.

King Posse a toujours été injustement associé à un public d’enfant ou de jeune, mais le mouvement qu’avait créé le groupe va au-delà d’une tranche d’âge spécifique. Les parents et grands-parents aimaient autant King Posse. Leurs enfants étaient une excellente excuse pour apprécier la voix suave de Samy B ou celle rouillée de Hatian Buju. Leur vérité était que collectivement il voulait sortir de l’instabilité politique, mais aussi ils étaient fatigués de la déchirure sociétale provoquée par les dix premières années post Duvalier. La réalité décrite dans le « Kè m pa sote » de Boukman devenait trop lourde à supporter. La génération qui a vécu l’instabilité post-Duvalier et le malaise de la dictature, sans le savoir, avait besoin de la légèreté d’un « Diana ma nana » qui n’a que la recherche de la sonorité parfaite comme but. L’art que pour l’art, voilà ce dont avait besoin le peuple haïtien de 1996 à 2001 à peu près. King Posse a superbement bien étanché cette soif d’insouciance.

Ainsi, bien comprendre son temps et les besoins les plus sous-jacents d’une génération est de l’ordre du génie. Mais le génie de King Posse a été plus loin. En ignorant les problèmes sociaux et politiques de son temps, il a fait ce qu’aucun mouvement artistique haïtien n’a pu faire : anéantir toutes les barrières sociales autour de sa musique. La société castrée haïtienne s’y est réellement fondue, oubliant ses complexes le moment d’une danse.

Jétry Dumont 

Directeur Général | Co-fondateur | J'aime me considérer rationnel et mesuré avec une vision semi-ouverte du monde. J'ai un baccalauréat en finance. Je m'intéresse au Barça, à la politique, à l'entrepreneuriat et à la philosophie.

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