SOCIÉTÉ

La presse haïtienne devient-elle un danger pour la démocratie ?

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La démocratie suppose l’expression de la volonté du peuple. Le citoyen traduit son vœu par l’élection de ses gouvernants. Toutefois, pour exprimer son vote, il doit être informé. D’où l’importance de la presse. Si  les medias sont  considérés en ce sens  comme étant l’exercice d’une liberté publique, ne peuvent-ils être aussi un danger à la démocratie?

 

La liberté d’information est consubstantielle au régime démocratique. Cela est d’autant plus vrai que tous les régimes monocratiques ont subsisté grâce au contrôle du droit à l’information. Comprenant cela, pour la promotion des valeurs démocratiques, Reporters Sans Frontières évalue annuellement le niveau de liberté de presse dans 180 pays au monde, notamment Haïti.

Avec l’apparition des nouvelles technologies, la liberté d’information devient  de plus en plus concrète.  Les réseaux sociaux qui sont vite devenus l’un des principaux usages de l’internet, favorisent l’accès instantané à l’information. A ces nouveaux outils, s’ajoutent les medias traditionnels, tels que : la radio, la télévision et les journaux. Cette présence massive des medias augmente considérablement l’influence de la presse sur l’opinion publique.

A bien des égards, l’emprise de la presse sur l’opinion publique ne laisse sans effet la liberté de conscience et de penser du citoyen. Ce dernier est confronté à la fois au risque de la pensée unique et au danger de propagande des medias de masse. Par propagande, il faut considérer toutes les techniques utilisées pour imposer à un public donné certaines idéologies, notamment dans le domaine politique, social et religieux.

L’autre facteur déterminant dans le traitement de l’information est l’angle journalistique.  En effet, l’angle comme moyen de cadrage et de restitution du réel explique le rapport du journaliste au monde, c’est-à-dire sa subjectivité. Pour toutes ces raisons, l’on peut se demander si la presse ne constitue pas un réel danger à la démocratie.

En quoi la presse peut-elle altérer la démocratie ?

Selon le philosophe allemand Jürgen Habermas, il ne peut y avoir de démocratie sans journaliste. Pourtant, pour les raisons qui suivent, la presse peut constituer une menace à la démocratie: Premièrement, la presse comme concepteur de l’opinion publique peut dispenser le citoyen de penser. Il s’agit alors de prêt-à-penser, tout comme il existe des prêts-à-porter.

L’expression « opinion publique » peut d’ailleurs paraitre problématique, dans la mesure où elle présente des difficultés définitionnelles. Pour Pierre Bourdieu, l’opinion publique n’existe même pas, « elle est pour l’essentiel une construction médiatique ». Le problème que posent les medias s’amplifie non seulement parce que la presse monopolise les mécanismes d’influence du citoyen, mais surtout parce que les médias ont généralement  la même vision de l’actualité. D’où l’ennui de la pensée unique. La pensée unique est ce mimétisme universel, où tous les médias et tous les hommes politiques pensent et disent la même chose.

L’apparition de l’internet accentue la menace que la presse constitue à la démocratie. Les réseaux sociaux qui sont censés faciliter l’accès à l’information fonctionnent suivant des algorithmes qui déterminent l’intérêt des utilisateurs. Cette démarche s’inscrit dans une perspective de profit économique. Dès lors, l’important à déterminer est ce qui attire l’attention du public, l’accent n’est plus mis sur la qualité du contenu diffusé, notamment de l’information médiatique. Ainsi, les informations sont de moins en moins vérifiées. De plus, ces désinformations portent le plus souvent atteinte à la vie privée, un autre fondement important de la démocratie.

Les risques liés spécifiquement à la presse haïtienne

Considérant la crise institutionnelle d’Haïti, certains effets pervers sont liés spécifiquement au pays.  Le sous-développement qui caractérise le pays influe sur la plupart de ses secteurs, notamment la sphère médiatique. Or, ce qui garantit avant tout la liberté de conscience et de parole au sein d’un media est son indépendance économique. C’est d’ailleurs en ce sens que va le discours prononcé le 3 mai 2016 par le Secrétaire général des Nations-Unies, Ban Ki-Moon, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. L’indépendance de la presse haïtienne peut être questionnée, quand on sait que la plupart des médias fonctionnent avec peu de moyens. Certains d’entre eux  sont donc obligés de recourir au financement soit de certains organismes du secteur public, ou  de quelques dirigeants politiques. Une telle situation peut à coup sûr constituer une limite, quant aux sujets que les médias peuvent aborder.

L’autre embuche à laquelle se heurte la presse haïtienne et qui peut menacer la démocratie est liée à l’inexistence d’une politique publique relative au fonctionnement des medias. Frantz Duval, président de l’association nationale des médias haïtiens (ANMH), a déclaré lors de son intervention à la première édition de « Haiti Konekte » organisée par le Group Croissance et l’AHTIC, que la création de nouveaux postes de radio et de télévision augmente à un rythme tel qu’elle empêche même le Conseil national de télécommunications (Conatel)  de les dénombrer.

Il n’existe pas de loi en Haïti qui règlemente les activités de presse. Certains pensent qu’une autorégulation de la presse est préférable à une légifération. Toutefois, il n’en demeure pas moins vrai que l’absence de contrôle de la presse en Haïti, est nocive à la démocratie. Néanmoins, il faut rappeler qu’il existe un code de déontologie des medias, signé par différentes associations en 2011. Il reste quand même à savoir quelle est l’instance qui s’assure que les principes édictés par le code sont respectés.

Tout compte fait, si la presse est souvent prônée comme un atout fondamental pour la démocratie, un mauvais usage peut en faire aussi une menace.

Patrick Michel

NB: Ce texte a été écrit avant les soulèvements du 6, 7 et 8 juillet. Cependant il illustre bien le comportement des médias pendant ces événements. Une bonne partie des radios ont opté pour le format « libre tribune » qui a certainement réduit la circulation d’information de qualité. Les télévisions de leur côté ont donné la priorité à la diffusion et rediffusion des match de la Coupe du Monde .     

 

Patrick Erwin Michel a étudié les Sciences Juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques (FDSE) de l’Université d’Etat d’Haïti. Il finalise actuellement son mémoire de sortie sur la pauvreté et les Droits humains. Il a également étudié l’art dramatique à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS), ainsi que le journalisme à l’ISNAC. Son champ d’intérêt inclue le Droit, la littérature, la sociologie et les arts.

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