Après la mort du jeune homme lundi dernier, un de ses amis témoigne depuis le Chili
Les images ont pris le web d’assaut.
En un sens, elles sont familières. Un corps étendu, sans vie, baignant dans son sang quelque part à Carrefour un 16 septembre.
Il s’agit d’un drame, certes. Mais rien qui sort de l’ordinaire. Entre avril et juin cette année, 123 cas de morts violentes sont recensés en Haïti. Dans le lot, 84 victimes par balles.
À 6 000 km de la scène, le corps inerte devient homme, avec un nom, un vécu, un passé. Seme Dewis vit au Chili depuis deux ans. Et ce corps jeune, mais avachi, jeté en pâtures aux caméras de citoyens-témoins, appartient à son ami, Vladimy Fédé. « On est rentré au Chili la même année », lâche l’homme de 34 ans entre deux sanglots.
Dans l’instant, le désarroi lui noue la gorge. « Il venait souvent chez-moi. On habitait le même quartier et travaillions dans la boiserie. On appelle les gens comme nous ‘operador de paquetes’. Il avait son job à San Clemente et moi à Maule ».
Les souvenirs viennent par bourrasques. « Fédé était au collège Saint-Jean-Baptiste de Miragoane. Après, il est rentré chez les Frères. C’est un beau gosse. Évidemment vous pouvez vous chamailler avec lui pour une question de femmes. Mais personne n’avait rien à lui reprocher. »
Au cœur de la tragédie, Seme Dewis prend une résolution, ferme. « Seule la déportation me ramènera en Haïti ».
Immédiatement, le père de famille contextualise sa décision. « La mort de Vladimy me motive encore plus à sortir ma mère d’Haïti. Elle est la personne la plus chère pour moi dans ce pays et elle seule peut me faire revenir en Haïti. Je suis marié en Haïti, mais ma femme et mon enfant vivent ici avec moi, au Chili. »
Une singularité plurielle
Dewis fait partie de la troisième vague d’immigration haïtienne, pour reprendre la classification du géographe Georges Anglade.
La première s’est dirigée principalement vers la Republique Dominicaine en marge de l’occupation américaine. La seconde fut résultante de la dictature brutale des Duvaliers entre 1967 et 1986. Les États-Unis et le Canada constituaient les territoires d’accueil de prédilection.
La dernière vague fait suite au tremblement de terre de 2010. Elle concerne les milliers d’Haïtiens qui, en quête d’un meilleur lendemain, frappent aux portes des pays de l’Amérique du Sud. Entre 2016 et 2017, l’immigration haïtienne au Chili a augmenté de 114 %. Aujourd’hui, 200 000 Haïtiens trouveraient refuge au pays du dictateur Augusto Pinochet.
Bavure policière
« Quelqu’un qui est mort en Haïti sans avoir visité au moins Saint-Domingue est mort aveugle », estime Seme Dewis. Il fait référence à la misère qui règne dans le pays, mais aussi au traitement réservé aux jeunes par les gens qui ont du pouvoir. À ses yeux, la mort de son ami constitue le parfait exemple d’un système dysfonctionnel.
Car tout indique que Fédé Vladimy serait victime d’une bavure policière en marge d’une manifestation contre la pénurie de carburants à Carrefour.
Cinq policiers composaient le détachement qui l’a pris à partie. Un d’entre eux n’a pas répondu à une convocation de l’Inspection générale de la police nationale (IGPNH), rapportait mercredi Jean Claude Benjamin, porte-parole de l’institution.
« Des bandits dans la police ont décidé d’exécuter ce jeune garçon », commente Pierre Esperance du Réseau national de défense des droits humains.
Seme Dewis met l’affaire en parallèle. « Ici au Chili, les policiers vous frapperont si vous les attaquez uniquement. Pas question pour un policier de vous voir et de vous arrêter. Il ne peut le faire mon ami. Même quand ils filment votre arrestation, ils floutent votre visage. »
Partir, comme seule solution
Dewis a fini ses études classiques au Collège Lumière de Miragoane. Puis, il rentre à Port-au-Prince afin d’entamer un parcours universitaire. « J’étais en gestion des affaires à l’UNITECH de l’avenue N. Je n’ai pas pu terminer ces études faute de moyens économiques ».
Comme beaucoup de jeunes de sa génération, Dewis fait une excursion dans la politique. Il rejoint le sénateur des Nippes, Nenel Cassy qui finira par baptiser son enfant. Dans la foulée, il trouve du travail au Bureau de Monétisation des Programmes d’Aide au Développement (BMPAD) avant de sauter sur la première occasion de quitter le pays.
« Si Vladimy m’avait expliqué son intention de rentrer en Haïti, je lui aurais déconseillé », lance Dewis. « Quand vous regardez le pays, vous n’êtes pas en sécurité, vous ne vivez pas. »
Tout n’est pas rose au Chili
Si le Chili s’offre comme planche de survie, le trajet vers l’acceptation sociale et la prospérité demeure parsemé de xénophobie et de racisme pour une grande partie des Haïtiens évoluant dans ce pays. L’accueil allait se refroidir encore plus avec l’élection du président de droite Sebastián Piñera en mars 2018.
Sous couvert de son fameux plan intitulé « Ordonner la maison », la nouvelle administration va introduire une politique migratoire explicitement moins favorable aux Haïtiens.
Entre autres mesures, un visa sera désormais exigé aux touristes haïtiens avec interdiction de travailler ou de mener des activités lucratives au Chili, un plan de départ volontaire permettront à ceux qui le désirent de revenir chez eux alors que la menace d’une déportation massive guette les milliers d’autres qui ne sont pas en situation régulière ou manquent les documents demandés par les autorités chiliennes.
« Ordonner la maison » a presque effectivement fermé les portes du Chili. En 12 mois environ, l’immigration haïtienne dans le pays a été réduite de 62 %.
Au-delà du plan, les actes d’hostilité contre la communauté haïtienne associée à la pauvreté et au désordre se multiplient. « La première barrière que les Haïtiens ont au Chili n’est pas la langue, mais la couleur de la peau », révèle la sociologue Maria Émilia Tijoux.
« À mon travail, corrobore Seme Dewis, les blancs vont parfois sur YouTube et regardent ce qui se passe dans mon pays. Si Haïti n’est pas écrit sur l’image, je dis que ça se passe en Afrique, mais je sais qu’il s’agit d’Haïti. Quand ils constatent que c’est effectivement Haïti, vous ne pouvez plus vous cacher. »
L’enquête se poursuit
Au sein de l’IGPNH, l’enquête sur la mort de Vladimy Fédé se poursuit. En tout, 10 personnes ont été auditionnées. Les policiers du détachement en cause sont placés en isolement, informait Jean Claude Benjamin 18 septembre dernier. Il précise que d’autres actions se poseront avant le renvoi du dossier vers la justice pour les suites légales.
Ceci ne rassure pas Pierre Espérance, convaincu qu’il y a beaucoup de complicités au sein de l’institution.
Entre temps, Seme Dewis et la famille du défunt font leur deuil. « Je le revois partager ses rêves et ses plans avec moi. En regardant les photos de son corps sans vie, j’ai la même sensation que lorsqu’il était avec moi ».
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