SOCIÉTÉ

La misère économique des artistes et musiciens évangéliques en Haïti

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Il est difficile de vivre exclusivement de sa musique en Haïti, surtout quand on est dans le secteur évangélique

Après quatorze ans, Jehiel, un groupe musical mixte de l’Église de Dieu de la Prophétie du Bicentenaire, ne dispose même pas d’un compte en banque. « Nous n’avons pas vraiment de rentrées d’argent, c’est pourquoi beaucoup de nos membres nous ont laissés dans le passé », raconte Mickenson Dimanche, un des maestros de Jehiel.

Pour organiser des spectacles, les responsables de l’initiative, qui compte une vingtaine de membres, organisent des cotisations. « Nous nous servons aussi des dons reçus des amis du groupe », raconte Dimanche.

En vrai, Jehiel souffre du népotisme et du favoritisme qui ont cours dans le secteur évangélique, selon Dimanche. « Le milieu évangélique n’est pas différent du milieu séculier, dit-il. Vous devez avoir de bonnes relations avec un animateur d’une station évangélique pour qu’il diffuse votre chanson », se plaint le professeur de musique.

Trap évangélique

Contrairement à Jehiel qui compte un album, mais aucun vidéoclip, la chorale Dieu est Grand (DEG) affiche plusieurs vidéos sur sa chaîne YouTube alors qu’elle vient de fêter son sixième anniversaire.

Pour effectuer ces investissements, la chorale déploie une stratégie commerciale innovante, selon son maestro David Morinvil. « Pour que nous soyons plus présents pour notre public qui se compose majoritairement de jeunes, dit l’ingénieur de son, nous leur proposons les tendances qui les intéresse le mieux comme le rabòday et le trap évangélique. »

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Pour avoir fait ce choix, Morinvil rapporte que certains chrétiens conservateurs ont beaucoup critiqué l’initiative DEG.

Le groupe bénéficie également des partenariats fructueux de son jeune maestro. « Je propose mes services à des professionnels qui peuvent en retour m’offrir les leurs. Ainsi, il devient plus facile pour la chorale de réaliser de grands projets avec peu de moyens. »

De multiples difficultés

Même quand la chorale DEG paraît productive, Morinvil rapporte qu’elle rencontre beaucoup de difficultés liées spécifiquement au secteur évangélique.

« Nous pouvons réunir du monde. Nous véhiculons des messages positifs et une bonne image, mais nous n’avons pas de support pour réaliser nos activités », se lamente l’ingénieur de son qui révèle que la production d’un spectacle de qualité peut coûter environ 20 000 dollars américains.

« Le système de son peut à lui seul coûter entre 3 500 et 4 000 dollars. Or, aucun producteur ne va vous payer 30 000 ou 40 000 gourdes pour un spectacle. D’où la nécessité d’avoir un sponsor. Or, les institutions refusent de supporter des initiatives évangéliques », souligne Morinvil. Il se rappelle encore le ‘non’ catégorique d’une banque qui lui a déclaré qu’elle ne sponsorise pas les activités à caractère religieux.

Manque de sponsors

Comme Morinvil, beaucoup d’autres professionnels se plaignent du manque de sponsors dans le milieu évangélique. Rosenan Jocelin, une artiste qui a fait beaucoup de collaborations dans le milieu, se montre très préoccupée par ce problème.

« Les artistes évangéliques n’ont pas de sponsors, ils doivent tout faire par eux-mêmes. Je suis souvent confrontée à de sérieux problèmes de logistiques, mais je fais avec puisque je travaille pour la gloire de Dieu », avance l’artiste de 28 ans qui vient de sortir l’album titré Bondye toujou la.

Pour sa part, Christ-Ami Cemé dit Tami pense que le plus grand défi du secteur évangélique est la rentabilité. Pour contourner ce problème, la voix de Pakèt mwen mare du groupe Gospel Kreyòl trouve une alternative. « Mes activités sont supportées par certains partenaires, des amis et des revenus familiaux. »

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Avec cette méthode, Tami a déjà réalisé deux albums en 15 ans de carrière dans la musique évangélique.

Par ailleurs, David Monrinvil du groupe DEG avance que certains artistes évangéliques ne trouvent pas de support, même auprès des leaders religieux.

« La majorité des pasteurs ne supportent pas les groupes et les chorales dans les églises, temoigne Morinvil. Comme on exige des dîmes et des offrandes, l’on aurait pu encourager les fidèles à acheter les billets pour se rendre aux spectacles. » Le maestro pense que si les membres du secteur évangélique s’encourageaient mutuellement, ils n’auraient pas besoin de sponsors venant de l’extérieur.

Les musiciens non payés 

Ce ne sont pas seulement les artistes proprement dits qui font face à des difficultés au sein des églises. Mickenson Dimanche, le maestro du groupe Jehiel, relate que dans beaucoup d’assemblées chrétiennes pentecôtistes, on ne paie pas les musiciens sous prétexte qu’ils jouent pour la gloire de Dieu.

« Mais ils oublient que nous aussi avons besoin de nous habiller, continue Dimanche. Parce qu’à l’église tous les yeux sont rivés sur les musiciens. Les pasteurs empochent toutes les collectes pour eux et leur famille. Leurs enfants vont étudier dans les meilleures universités à travers le monde. Puis ils nous disent de jouer pour la gloire de Dieu ».

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Les musiciens ne seraient pas mieux traités dans les églises Baptistes. Jusqu’en 2016, une grande assemblée dans l’aire métropolitaine n’offrait pas plus que 500 gourdes à ses musiciens le mois, selon un ancien instrumentiste de l’assemblée en question.

Pour ce musicien, la situation de ses anciens collègues est pénible à l’église Baptiste où il a persévéré. « Les dirigeants agissent de mauvaise foi, ajoute-t-il, parce qu’il s’agit d’une église qui rentre beaucoup d’argent. Si on réduisait le budget des autres programmes, peut-être qu’on pourrait augmenter la rémunération des musiciens », se plaint le membre de l’Église Baptiste.

Les musiciens font partie des catégories les plus négligées au sein des églises, renchérit cette fois, Mickenson Dimanche. « Les chaires sont en or, l’église est bien décorée pendant que les musiciens doivent [parfois] emprunter des instruments tant ceux de l’église sont en mauvais état. »

Malgré toutes ces difficultés, Dimanche déclare que sa foi en Dieu reste inébranlable. Il dit avoir refusé plusieurs offres d’artistes non chrétiens qui lui ont proposé de les rejoindre.

Difficile de vivre

Tout compte fait, il est difficile de vivre exclusivement de sa musique en Haïti, surtout quand on est un artiste évangélique. Encore moins pour Pierre Markens Edmond (Mark Edmond), l’auteur du titre Impossible n’est pas chrétien, vu qu’il joue du Jazz, une tendance pas très populaire en Haïti.

En effet, Mark Edmond souligne que la musique ne lui a jamais aidé à faire quoi que ce soit. C’est lui au contraire qui a investi dans la musique.

Après son album Impossible n’est pas chrétien paru en 2018, l’artiste a décidé de prendre une pause pour se consacrer à sa carrière professionnelle. Mark Edmond est Web developer et digital marketer depuis 2007.

Comme Mark Edmond, plusieurs artistes évangéliques cités dans cet article entretiennent une activité économique en parallèle à la musique.

Rosena Jocelin a étudié le secrétariat général et elle travaille dans le domaine. Mickenson Dimanche du groupe Jehiel œuvre dans le cinéma sur YouTube.

Pour le reste, Tami et David Morinvil de la chorale DEG font de la musique leur métier, mais ils ne se contentent pas de chanter dans des spectacles évangéliques.

Tami enseigne la musique et elle est copropriétaire d’une salle de répétition et d’un studio d’enregistrement. David Morinvil est ingénieur de son et il entretient des relations professionnelles avec beaucoup d’artistes dans les secteurs évangélique et séculier.

Bannissement de l’envie de l’argent

Berwin Sydney est l’un des responsables de la firme Concept Event Master qui a produit plusieurs spectacles en Haïti dont le concert du groupe Exo venu de France en 2017.

Sydney confirme que très peu d’artistes évangéliques vivent de leur musique en Haïti. « Si le seul objectif d’un artiste est de gagner de l’argent, il n’est pas bienvenu dans le secteur évangélique. L’artiste évangélique doit d’abord viser Christ dans sa carrière. Ensuite, il doit avoir de la connaissance ou la maîtrise de qu’il fait. Il doit avoir aussi des connexions qui sont des relations qui vont lui permettre de propulser ses productions. »

Pour Berwin Sydney qui est aussi manager, l’artiste évangélique doit montrer par sa conduite le message qu’il véhicule. C’est pourquoi un artiste chrétien, selon lui, ne peut pas recevoir le support de n’importe qu’elle personne ou institution.

Plus loin, le producteur de l’album Impossible n’est pas chrétien de Mark Edmond concède que l’artiste évangélique a aussi « besoin d’argent ».

Plusieurs sources de revenus

Il existe plusieurs moyens permettant à un artiste évangélique de rentrer de l’argent, élabore Sydney. Il y a d’abord la performance. Concrètement, quand on invite un artiste à jouer dans une église, on lui donne un cachet, même quand c’est peu.

L’artiste peut également empocher des montants plus ou moins importants quand une institution ou une marque lui propose de la représenter. « Toujours est-il, un artiste évangélique ne peut pas représenter n’importe quelle institution, avertit Sydney. Une compagnie qui vend du tabac par exemple ne peut avoir pour ambassadeur un artiste chrétien. »

Certains artistes évangéliques gagnent aussi de l’argent en vendant leurs albums dans les spectacles. « Même là aussi, ce n’est pas rassurant quand on sait que c’est le même public composé de 500 à 600 personnes qui achète les productions des artistes », examine Berwin Sydney.

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Pour le responsable de Concept Event master, une fois que ce public régulier a acheté l’album d’un artiste, il lui reste très peu de marges de manœuvre pour vendre sa production. « Le pouvoir d’achat des gens est tellement faible en Haïti, qu’entre consommer de la nourriture ou de la musique, le choix est vite fait dans la tête de la personne ».

II y aussi, pour ceux qui les connaissent, les portails de distribution de musique en ligne comme YouTube, Spotify, iTunes, Facebook et Instagram qui permettent aux artistes de faire générer de l’argent. Mais ces plateformes, selon Berwin Sydney, n’offrent que quelques centimes par vue ou écoute.

Somme toute, Berwin Sydney croit que les difficultés des artistes évangéliques ne sont pas isolées de celles que connaissent les artistes en général dans le pays. Pour continuer d’exister, certains artistes dans le monde séculier font des alliances pas très catholiques et créent des histoires bizarres ou du buzz autour d’eux, ce que les artistes évangéliques ne peuvent se permettre de faire.

Selon le producteur de Concept Event Master, pour résoudre les problèmes des artistes évangéliques, on doit d’abord penser à créer une industrie musicale en Haïti. Ainsi, tous les artistes haïtiens pourront vivre de leur création indépendamment de leur secteur d’activité et de leur croyance.

Laura Louis

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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