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La malediction de l’avortement

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J’ai commis l’irréparable. Toutefois avant de passer à l’acte, j’étais convaincue que je ne faisais qu’éliminer de la mauvaise herbe de mon jardin. Je ne faisais que me débarrasser du petit point noir avant qu’il ne devienne quelque chose. Ou  plutôt  avant qu’il ne devienne quelqu’un. Une copine et moi avions eu une discussion là-dessus il y a quelque temps  et elle avait soulevé la question du point noir. J’étais contre. Cependant aujourd’hui elle et moi faisons partie du même clan. Le clan des meurtrières de petits points noirs.

En toute sincérité,  je n’étais pas prête. Mon amie Sari aurait dit : mais le sera-t-on jamais ? Je ne sais pas. J’avais 24 ans et je n’avais pas encore atteint certains des objectifs que je m’étais fixée. Depuis, plusieurs fois par semaine, je me retrouve assise ici en face de ce paysage à couper le souffle et je ressasse. Je n’en ai parlé à personne sauf à Robert. Je ne supporterais pas d’être jugée par qui que ce soit, je me juge tous les jours suffisamment devant mon miroir. Robert est avec moi, il est assis, son bras droit autour de mes épaules. Robert, c’est juste un ami. Je me confie à lui parce qu’il a l’air de comprendre ce qu’est l’irréparable.  Je peux être honnête avec lui, et lui avec moi, tout comme la fois où il m’a avoué qu’il a un faible pour les hommes. Aujourd’hui, j’ai pleuré sur son épaule. Il m’a dit que mes larmes n’y changeraient rien. Je dois assumer.

Je pense à ces filles bien plus jeunes qui ont été jusqu’au bout. Qu’est- ce qu’elles ont que moi  je n’ai pas ? Du courage m’a rétorqué Robert. J’ai de nouveau fondu en larmes.

Je sais qui était le père. C’est ce gars que j’ai rencontré au cours de méditation. Pendant des jours je n’ai cessé de le contempler au lieu de me concentrer sur les forces de l’univers. Ces forces à lui étaient bien plus puissantes. Les cheveux ébouriffés, l’air mi-sensuel, mi-candide, il ne me regardait pas. Quant à moi, j’étais perdue. J’observais la manière dont il faisait tourner ses boucles entre ses doigts. J’étais suspendue à ses lèvres, attendais qu’il prononce une parole ou qu’il exhale un soupir. Je croyais ma passion platonique jusqu’au jour où l’on s’est croisé près des toilettes. Nous avions eu très peu de retenue ce jour -là. Je n’ai jamais osé le raconter d’ailleurs à qui que ce soit. Qui croira que cet adonis m’a touché avec ses doigts, sa bouche et son sexe ? Moi je n’y croyais toujours pas. Néanmoins, la réalité m’a frappée d’un coup sec lorsque j’ai fait ce test au boulot. Je trépignais d’impatience. J’ai dû ensuite garder un visage impassible pendant 4 heures d’affilées. J’aurais dû patienter ; au moins à la maison, j’aurais pu verser en toute intimité la quantité de larmes nécessaire pour me soulager.

Je n’avais que Robert à qui conter mes déboires. C’est un habitué du drame. Mon Robert a de drôles de façons de réagir. Lorsque je lui ai envoyé le whatsapp contenant la nouvelle, il répondit même avant que le message ne lui parvienne en me jetant un « Bonne Fête chérie » avec l’emoji cornet à glace. Le con… Ses émojis étaient toujours peu pertinents. Et quand je lui ai demandé naïvement ce que je devais faire, il a répondu non sans désinvolture : «  tu repères le père ». Je n’ai repéré ni le père, ni tenté de lui vendre le bonheur d’être un père.  Je me suis débarrassée de mon point noir en évitant le drame et la honte. Ensuite, j’ai vidé mon sac à Robert même s’il n’avait aucune intention de m’aider à faire le ménage. Il est comme ça, catégorique, cruel ! Je suppose que ce sont là les caractéristiques des vrais amis.

Le cauchemar était à son comble, à chaque fois que je passais devant ce petit bidonville non loin de mon quartier  et que je regardais jouer les petits enfants sur le trottoir. De petits sachets d’eau vides ramassés dans la pile d’ordures à moins d’un mètre de leurs cabanes leurs servaient d’accessoires de jeu. Comment les parents, ces condamnés, les élèvent-ils tous ? Surtout, comment arrivent-ils à dormir sous le même toit ? Leur secret doit surement être mystique. Mon point noir aurait eu plus de chance mais je ne voulais pas être dérangée.

Et le regard des autres ? Ça je ne l’aurais pas supporté. Je m’étais promise de ne pas faire partie de ces femmes trop modernes qui font tout à l’envers : D’abord l’enfant, puis  la crise d’anxiété et enfin le mariage. Non moi je voulais rester traditionnelle : le mariage d’abord, l’enfant ensuite et la crise d’anxiété  jusqu’à ce que le divorce nous sépare. C’est plus classique. J’ai décidé de ne plus en parler et c’est ce que je fais depuis des années. Ce genre de secret on les emporte dans la tombe. J’ai une image à bercer, à nourrir, à voir grandir et à aimer.

Depuis quelques mois, je fréquente Frishner : c’est mon homme. Il est fort, il est beau et porte une barbe. Il déteste tout sauf la perfection. Alors pour lui je suis la parfaite imperfection. Je veux me livrer à lui après le mariage. Il reconnait mon sens du sérieux. Récemment, je l’ai emmené admirer cette vue où j’ai passé du temps avec Robert que je ne  fréquente plus. Frishner et moi sommes prêts, beaux, intelligents et surtout mariés…Tout ce qu’il faut pour réaliser le rêve haïtien. Je veux un enfant. Un petit point noir insignifiant qui finalement deviendra un être qui mérite de vivre. Nous avons essayé et essayé. Je me regarde dans le miroir. J’espère voir mon ventre s’arrondir jusqu’à devenir l’abri de ce quelqu’un qui ne sera rien qu’à moi. Frishner me lance un regard de reproche. Je rectifie… Rien qu’à nous. Parfois, j’ai tendance à oublier qu’il est de la partie. Je serai la seule à supporter les sévices physiques et moraux dus à la grossesse. Je serais satisfaite si au moins au cours du processus il lui poussait des cornes. Il aurait mérité ce partage que je concède à contrecœur.

Nous sommes mariés depuis des lunes et mon petit point noir n’a pas confirmé de rendez- vous. J’en veux à la terre entière. Et spécialement à ma copine Lisa qui en compte quatre. Je lui rappelle dès que l’occasion se présente qu’elle engraisse à vue d’œil. C’est la pire des insultes que l’on peut se faire de femme à femme. Elle est rouge de colère. Je suis grise de satisfaction. Les médecins à ce qu’il parait ne détectent pas bien les causes de ma malchance. Tonnerre ! Je prends des médicaments de tout acabit. Je me regarde constamment dans le miroir du vestibule. Je commence drôlement à ressembler à Lisa. Ces foutues hormones… je le savais.

Frishner n’est plus Frishner. C’est le gars que je rencontre sur le palier en rentrant. L’étranger qui dort, frigide dans mon lit, le professionnel qui travaille  des heures supplémentaires toutes les nuits. En d’autres termes, c’est le mec de Claudia et  la pute de Pauletta. Moi, je suis la conne qui réalise un peu tard et lance dans les toilettes, dans un élan de colère, la bague, signe de notre ancienne alliance. Zut! J’aurais dû la vendre et me payer un nouveau traitement dans ce nouveau centre de fertilité au Mexique. Après une dizaine d’années  à vivre en colocation pour conserver notre image, Frishner et moi n’avons plus rien à nous dire. C’est comme ça avec les colocataires. Chacun son truc, son horaire, son temps de vaisselle et surtout  chacun ses moments intimes de colère.  Nous ne sommes pas à plaindre, c’est la loi du mauvais compagnonnage.

Quant à mon petit point noir, j’en rêve tous les soirs. Je vois pousser des mauvaises herbes un peu partout. Je vois des points noirs lancés après moi comme des balles de tennis. Parfois, je rentre dans la salle de bain et je m’assieds sur le bol fermé pendant une éternité, les derniers examens du médecin en main. Ce dernier a été trop franc. Je lui en veux plus qu’à Frishner. Frishner au moins n’a jamais eu les couilles  de me rappeler ma culpabilité. Il s’est toujours  tu. Le remords me ronge. Je suis plantée toujours là, au pas de la porte comme si j’attendais la venue ou le retour d’un être cher.  Je me suis débarrassée de mon petit point noir,  maintenant les autres dressés en syndicats m’imposent une grève. La frustration et le silence me pèsent, tous les soirs je m’endors en sentant couler sur mes joues ces larmes réconfortantes.  Elles sont tout ce qu’il me reste.

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