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Jérémie n’a jamais été la Cité des poètes

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En tout cas, pas pour moi.

La précision en vaut la peine. Car comme dans chaque recoin de ce pays, l’expérience peut  être différente suivant qu’on fasse partie des nantis, ou comme la majorité, on la vit d’en bas. Suivant qu’on s’enivre sans décence dans les restes de l’Etat moribond ou que le souffle haletant, sous un soleil pesant on « brasse » dans la poussière et les larmes sa boue existentielle. Et quelle existence ?

Il y a six ans de cela, naïf et excité, j’ai emprunté le chemin qui, m’éloignant de Jérémie, me rapprocherait en même temps de l’épanouissement qu’un avenir dans ma ville de naissance échouerait à m’offrir.

Partir. Ce mot éveillait en moi de brusques frémissements et quand les résultats de philo m’en offrirent l’occasion, j’ai, comme des centaines d’autres avant moi détalé sans me retourner, vers l’inconnu, vers l’ailleurs qui certainement ne pouvait être pire qu’ici.

Ce n’était pourtant pas si mal à l’époque. L’impression que je ne manque de rien était la principale préoccupation de mes parents et j’étais encore à l’âge où l’on consumait sa flamme à grand renfort de poésie sur du papier rose parfumé. Des lignes passionnées qui s’échangeaient furtivement après l’église, sur la place publique ou aux heures de cours.

Seulement. Jérémie n’avait aucune université pluridisciplinaire. L’hôpital principal y était démuni. Les rues étroites partout, mal faites par endroit, non faites souvent, causaient avec la poussière blanche une étrange sensation d’oppression, d’enfermement, de confinement.

Dans la majeure partie des quartiers, la multitude vivotait dans une précarité extrême, loin de Port-au-Prince, dans l’indifférence la plus totale.

Mon éducation m’a ouvert bien des possibilités, mais aujourd’hui, je comprends que non seulement elle est destinée à un petit groupe de privilégiés, mais qu’elle s’est construite à bien des égards aux dépens de la masse, des écoles publiques et des lycées. Je me souviens distinctement des manifestations à répétition de ces lycéens, de leur diabolisation alors qu’ils lançaient des pierres pour avoir la chance d’assister à quelques heures de cours… les mêmes professeurs des écoles privées refusant de travailler pour l’État pour cause de non-paiement.

Six ans après, la situation n’a pas évolué. Sur bien des points, elle s’est empirée.

Puis… Matthew

La violence des pluies et du vent n’a pas seulement emporté des toits, ravagé les récoltes et plongé la majorité du département dans la précarité la plus absolue, elle a aussi décapité les marionnettes du cirque-ville qu’on mimait en haillons, sans conviction depuis des décennies. De ce monde, il ne reste plus rien. Ni les patrimoines autrefois délaissés par des dirigeants ignorants, ni les infrastructures faméliques et encore moins la fausse fierté d’habiter un département vert.

Honnêtement, que le cyclone ait eu lieu ou pas,  qualifier Jérémie de  « Cité des Poètes » participerait à l’entretien du même mythe que celui de dénommer Haïti  « Perle des Antilles ». Ici, la gloriole provient de la naissance contingente de quelques grands noms de la littérature nationale. Là, la prospérité sublimée relève d’une période coloniale dont les richesses ont été prélevées dans le sang et l’indignité. Aucune des deux expressions n’a le mérite de coïncider avec la réalité.

Réalité. Ces mythes s’affranchissent de sa pesanteur, revendiquent leurs indépendances et se désincarnent pour mieux consommer leurs libertés. Une liberté dont les auréoles, créées, fantasmagoriques, font souvent de l’ombre à la vérité, à l’histoire, au quotidien. Et c’est dans l’ordre des choses. L’homme s’invente des épopées doublement pour masquer ses imperfections et s’offrir un idéal.

 

Si la Cité dite des poètes ne s’est point embarrassée d’honorer ses artisans de la beauté, si ces derniers ne sont ni systématiquement enseignés, connus et vénérés, si entretenir et fructifier cet héritage n’est guère le souci des autorités, si la culture y est un luxe réservé à un petit clan, s’il s’avère douloureux de poétiser dans l’exploitation, les tripes séchées par la faim, si partout on manque du minimum alors que quelques-uns constamment agressent avec l’ostentation du superflu, si à l’image des autres communes reculées du pays, Jérémie demeure une zone foisonnante de potentialités abandonnée par un État incompétent, si Matthew a détruit et plongé la ville dans un cauchemar sans fenêtre… il devient impérieux de s’affranchir de ces disgrâces pour se tourner vers un idéal plus reluisant, pour écrire une épopée régionale à la gloire de nos aspirations.

La Cité des poètes !

Il revient à la jeune génération de devenir ce qu’elle a été, de provoquer par l’insoumission intelligente, l’effort, la réflexion citoyenne la saison des cerises et des jours heureux. Quand on désespère du monde, indifférent, on se laisse guider, par la toute-puissance de l’état, la bienveillance professionnelle des ONG, les politiciens rapaces et séducteurs… Cette propension, somme toute raisonnable distille les germes des infortunes du lendemain. Engagez-vous !… Ou mieux, engageons-nous !

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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