Pour contrer l’insécurité à Martissant, des entreprises font voyager leurs employés en bateau. Le service n’est pas réservé à tout le monde
Port-au-Prince est en proie à la violence des gangs armés. Ils se font la guerre entre eux, et s’attaquent aux populations civiles. La route nationale #2 est l’exemple le plus frappant des conséquences de la violence des bandits. Elle conduit à quatre départements du pays. Le transport des marchandises et des passagers, passant par cette route, est paralysé depuis près d’un mois. Les balles sifflent, les gens meurent. Martissant, Fontamara, Village de Dieu sont occupés par ces groupes qui décident quand et comment les citoyens et les citoyennes peuvent circuler.
Pour permettre à leurs employés qui habitent ces zones de venir travailler, certaines institutions, privées et publiques, achètent les services de propriétaires de bateaux. Ils font le trajet du Port de Port-au-Prince, pour accoster de l’autre côté, contournant les zones de non-droit.
Annie, une jeune étudiante, a fait le trajet une fois, après plusieurs jours loin de sa maison à Carrefour. Voulant à tout prix rentrer chez elle, elle a eu recours, grâce à un ami, au transport par bateau. Elle évitait ainsi la route nationale. « J’ai peur de la mer, mais je préfère mourir noyée que mourir par balles, affirme-t-elle. Affronter la route nationale, c’est risquer de me faire tirer dessus, et de mourir seule. Sur le bateau, au moins, si un malheur m’arrive, je ne serai pas seule. On m’emmènerait à l’hôpital. Mes parents pourraient encore trouver mon corps, contrairement à Martissant. »
Un stress étouffant
Pierre est broker au wharf Jérémie depuis plusieurs années. Selon lui, c’est en 2019, pendant un long épisode de pays lock, que les entreprises ont décidé d’expérimenter ce moyen de transport maritime.
« Les employés, surtout ceux qui habitent aux environs de Carrefour, n’arrivaient pas à passer pour venir au travail, se rappelle Pierre. Ce système de taxi sur la mer existait avant mais il avait disparu. Sauf que maintenant, le service n’est pas disponible pour tout le monde. Pour en faire usage, il faut être un employé de l’Autorité portuaire nationale, de la douane, ou d’une entreprise qui travaille sur le port. »
Depuis, presque tous les jours, il embarque matin et soir. Il s’est maintenant bien habitué au trajet, mais son niveau d’anxiété ne baisse pas pour autant sur l’eau. « Les conducteurs sont parfois très peu professionnels, explique-t-il. Les conducteurs sont parfois ivres. Certaines fois, nous n’avons pas de gilets de sauvetage. Je me rappelle aussi qu’une fois il y avait 45 personnes à bord du bateau, alors qu’il n’est pas très grand. »
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Mais la plus grande inquiétude vient du village de Dieu, zone célèbre pour son chef de gang, impliqué dans les actes de violence de ces derniers jours. « La route longe l’arrière du village, dit-il. Chaque jour nous nous demandons si les bandits ne vont pas nous tirer dessus. Un jour, le moteur du bateau s’est éteint. Les vagues semblaient nous amener vers le village. Les gens ont paniqué. Heureusement le moteur est reparti. »
Annie confirme que son niveau de stress a décuplé lorsqu’elle s’est rendu compte que la route longeait le Village de Dieu. « J’ai souhaité de toutes mes forces qu’ils soient occupés à tirer ailleurs, ou à nettoyer leurs armes. Je ne peux vraiment pas expliquer la sensation de mal-être que j’ai ressenti en passant aussi près », dit-elle.
De plus, l’embarquement se fait à La Saline, zone dirigée par plusieurs chefs de gangs, et témoins de récents massacres de populations civiles.
Une organisation sur mesure
Deux types de bateaux font le trajet. Ceux de la marine haïtienne, et ceux de propriétaires privés, agréés, qui confient l’embarcation aux bons soins d’un conducteur. Grâce à leur badge, qui atteste qu’ils travaillent dans les entreprises concernées, les employés ont accès à ces bateaux. Ils ne payent pas pour le trajet ; c’est l’institution ou l’entreprise qui les emploie qui s’en charge.
« La facture n’est pas régulière, dit Pierre. Mais cela fait l’affaire des propriétaires de bateaux qui en profitent. Je connais une entreprise qui a reçu une facture de dix mille dollars américains. Elle n’a pas encore payé, et certains de leurs employés se sont vu refuser l’embarquement. »
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Il y a plusieurs voyages, de 6 heures du matin à six heures de l’après-midi au moins. Le trajet dure une vingtaine de minutes. « L’embarquement se fait à l’Autorité portuaire nationale (APN), explique Pierre. Si le passager a son badge, il débarque à la marine haïtienne, un site sécurisé. Sinon, il descend en cours de route, par exemple derrière la centrale de l’EDH, qui est assez dangereux. »
Même si le trajet est réservé aux employés de ces institutions, d’autres personnes, comme Annie, arrivent à se faire admettre. Certains conducteurs les font payer et se font de l’argent discrètement. Mais même là, alors que l’urgence est la même pour tout le monde, l’égoïsme de certains fait surface. « C’est déjà arrivé qu’un bateau prenne le large avec seulement deux personnes à bord, affirme Pierre. Par exemple, un directeur qui ne souhaite pas qu’il y ait d’autres personnes avec lui. Quand cela arrive, il faut attendre le prochain, ce qui nous met en retard au travail. »
Un endroit sinistre
Les environs de l’APN, du wharf Jérémie, sont dangereux. Le secteur est morcelé et des bandits associés au G9 sont aux commandes. Pour s’acheter un minimum de paix, les entreprises privées et publiques donnent de l’argent aux gangs, d’après Pierre. « Il y a un compte spécial qu’on appelle assainissement, révèle-t-il. En réalité, c’est un paiement aux bandits. La dernière fois je me rappelle qu’on leur a donné des brouettes, des bottes, d’autres matériels, ainsi que de l’argent. En échange, ils nous avertissent quand il va y avoir du grabuge. Ils peuvent par exemple nous demander de quitter la zone avant 4 heures. Nous nous exécutons. »
Mais l’argent versé n’est pas synonyme de vraie tranquillité. Si l’un des chefs a reçu plus d’argent que l’autre, cela peut déclencher des salves de tirs continus. De plus, entre bandits, l’entente n’est jamais parfaite et à n’importe quel moment des alliés peuvent s’affronter. « Le stress est visible sur le visage de tous les employés, dit Pierre. Parfois, des balles pleuvent dans la cour, pendant que nous travaillons. »
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Bien que les entreprises aient recours aux bateaux pour leurs employés, la situation chaotique qu’ont créée les gangs a d’autres répercussions, notamment sur les offres d’emploi. « Si un postulant affirme sur son CV qu’il vit à Carrefour, il ne sera pas embauché ; il n’est pas considéré comme opérationnel », affirme Pierre.
Même s’il est une solution conjoncturelle, le voyage en bateau n’est pas la vraie solution, selon Pierre et Annie. « Récemment, des tas de personnes se sont massés devant la Marine haïtienne, en pensant que le trajet était disponible pour tout le monde. Les agents ont dû les disperser. La seule vraie solution c’est la sécurité. »
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