J’aurais peut-être dû utiliser les mots, assassin, ravisseur, malfrat mais que de mots pour dessiner un seul et même visage. Pendant toutes ces années, j’ai assisté à votre maturation sans placer un mot. Je vous ai vu rêver, je vous ai vu devenir ce que vous êtes et aujourd’hui, pourquoi devrais-je être surpris de voir votre arme pointée sur ma tempe ? C’est votre Art, vous avez eu toute une vie pour l’affiner, vous avez passé des nuits blanches en réfléchissant à ce sourire que vous aurez quand cette balle ravira mon âme. Je me mets une minute à votre place, votre venue difficile au monde, une famille monoparentale dans un quartier malfamé, où le luxe a plombé la nécessité. Tout a été un luxe, le seul repas de la journée, la possibilité de fréquenter un établissement scolaire, d’apprendre à lire et à écrire, de fréquenter une école secondaire, de faire des études supérieures ou même de trouver un travail. Nous vous avons fermé toutes les portes au nez, nous vous avons dit que vous sortiez de nulle part, que nous n’aviez pas de nom et que vous ne feriez jamais partie des grandes familles haïtiennes.
Lorsque vous avez voulu fréquentez nos écoles, les prétextes ont été nombreux pour vous tenir éloignés, vous habitez un bidonville, vous ne pourriez pas vous assoir à côté de la fille de Sieur untel, vous ne pourriez pas payer l’écolage, vous ne pourriez pas arriver à l’heure puisque vous n’avez pas de voiture privée…
Lorsque vous avez fait l’effort de faire des études, CV et lettre de motivation sous le bras, que vous soyez un homme ou une femme, nous avons voulu profiter sexuellement de vous pour le poste et nous avons mis de côté vos dures années d’études.
Lorsque l’opportunité d’aider vos familles s’est présentée, l’argent a été distribué grassement en per diem, en réunions inutiles, en diners interminables dans des salles climatisées des hôtels de luxe de cette ville. Nous avons acheté vos rêves avec des sacs de riz et des promesses farfelues. Nous n’avons jamais voulu voir vos potentialités, votre fougue, votre volonté à faire partie du groupe. Nous vous avons fermé toutes les portes, puis un jour, quelqu’un ayant des projets aussi obscurs que son âme, est venue vous voir et vous a donné des munitions et un rêve.
Vous êtes peut-être le fils de cette servante qui a été renvoyé parce qu’elle est tombé enceinte du patron. Vous êtes peut-être cet enfant qui m’a tendu la main devant l’église, celui-là que j’ai envoyé baladé par ce qu’il voulait tout simplement essuyer les vitres de ma voiture en échange de quelque gourdes. Vous êtes peut-être cet accidenté qui a souffert pendant des heures sur un lit d’hôpital pendant que le médecin ou l’infirmière était en pause, ou parce qu’il y avait une soi-disant personnalité, une personne de la haute société plus importante que vous à recevoir. Peut-être êtes-vous cette petite fille, ce petit garçon que j’ai violé, giflé alors que vous aviez seulement besoin d’amour et de compréhension. Vous avez peut-être été un enfant en domesticité, le souffre-douleur d’une famille. Nous vous avons peut-être laissé croupir entre les murs d’un orphelinat, à la merci des fantasmes les plus douteux de ces bienfaiteurs venus d’ailleurs.
Je croise votre visage partout où je passe, sur les trottoirs, dans les files d’attente, sur les places publiques, dans les transports en commun. Je vois une colère sans nom qui se consume. Peut-être que ces schémas que je viens de décrire ne sont que pure fiction. Peut-être que vous éprouvez vraiment du plaisir à terroriser, à voir la peur dans les yeux des autres. Peut-être…
Votre arme pointée dans ma direction, je prie secrètement pour que vous changiez d’idée et que vous ne tirez pas. Mais lorsque j’ai vu vos yeux vidés de toute humanité et d’amour, ces rayures rouges de la misère, d’une violence consumée, d’une vie de résignée… j’ai compris alors que c’était votre revanche sur moi et sur tous les autres. À cet instant précis, j’ai compris mon hypocrisie et celle de la société, car le monstre que vous êtes, nous l’avons fabriqué. Ce visage haineux et plein de rage qui s’apprête à tirer, nous l’avons tous dessiné, ensemble. Serait-ce la seule chose que notre pseudo vivre-ensemble nous a permis d’accomplir ?
Soucaneau Gabriel
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