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« J’ai perdu deux frères » : victimes et témoins racontent le drame de Delmas 32

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Le journaliste Diego Charles et la militante Marie Antoinette Duclaire ont été assassinés le même jour, en juin 2021

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Il était environ 11 heures et 45 minutes du soir lorsque Grégoire entend le sifflement assourdissant des tirs en cette soirée du 29 au 30 juin 2021. Ses deux frères n’étaient pas encore dans leur chambre. « J’ai pensé tout de suite qu’ils pouvaient être parmi les victimes. Et d’un coup, j’ai entendu des cris », raconte le grand frère des défunts.

Grégoire bondit dans la rue. Il tombe sur un cadavre : c’est celui d’Anderson Grégoire baignant dans son sang. « Mon petit frère était âgé de 25 ans, dit-il, au bord des larmes. J’avais déjà le souffle coupé et je ne savais pas quoi faire ».

À quelques mètres du cadavre d’Anderson Grégoire, d’autres corps sans vie nagent dans leur sang encore chaud. « Odenel Grégoire, mon autre petit frère âgé de 34 ans était du lot. Ce soir-là, nous avons perdu deux des membres de notre famille », poursuit-il.

Le deuil peut attendre. Grégoire fait alors face à un problème bien plus grand : comment annoncer la nouvelle à sa mère qui venait tout juste de rentrer à Port-au-Prince pour un rendez-vous médical ? « Elle était déjà gravement malade », se souvient l’aîné de la famille.

Au moins sept résidents de Delmas 32 avaient péri dans la nuit sanglante du 29 au 30 juin 2021. Selon un rapport du Réseau national de Défense des Droits (RNDDH), ce massacre a fait au moins quinze morts. Le policier syndicaliste Guerby Geffrard, le journaliste Diego Charles et la militante Antoinette Duclaire ont été aussi assassinés le même jour, bien avant le drame à Delmas 32.

Lire aussi : Quelques enquêtes qui se poursuivent indéfiniment, bien avant l’assassinat de Diego Charles et de Netty Duclaire

Les familles endeuillées cette nuit-là gardent encore les souvenirs du carnage. Widline Méliane se rappelle encore quand on l’avait appelée pour l’annoncer la mort de son mari, Yvenold Léger, âgé de 39 ans.

Léger a été tué à l’intérieur de sa boutique à la rue Dessalines à Delmas 32. Les criminels ont lancé du gaz lacrymogène pour contraindre les gens à rester chez eux, lâche une voisine de la maison d’à côté qui n’a pas voulu donner plus de détails.

Ce soir-là, Méliane n’avait pas étalé son commerce de fritures. « Sinon, j’aurais été également tuée à côté de mon mari », dit-elle, des larmes aux yeux. Cette mère de deux fillettes avait emprunté de l’argent pour organiser les funérailles et prendre soin de ses filles.

Frantzso Siprion, riverain de la rue Dessalines, a également perdu son père, Louira Siprion, et plusieurs de ses amis dans le drame.

La mairie de Delmas avait procédé, après constat, à la levée des cadavres. Cette institution étatique avait refusé que les parents prennent en charge leur proche décédé. Selon les habitants de la zone, le juge de paix les avait informés que l’État allait se charger de tout.

« Les cadavres ont été confiés à une entreprise funéraire affiliée à l’État dénommée Pax Univers, située à Bon repos », confie Grégoire.

Quinze jours après le carnage, les familles n’ont jamais été contactées. Elles ont dû entamer elles-mêmes les démarches pour récupérer le corps de leurs proches afin de réaliser les obsèques. La famille Grégoire avait déboursé 50 000 gourdes pour la récupération de ses deux cadavres.

D’autres familles de victimes ont dû faire face à la même situation puisque l’entreprise funéraire avait refusé de livrer les cadavres, sans paiement. Frantzso Siprion a dû négocier avec le responsable de la morgue pour organiser les enterrements de son père. Ce, afin de ne pas payer les 75 000 gourdes réclamées pour le cadavre.

Contactées, la mairie de Delmas et l’entreprise funéraire refusent d’intervenir sur le sujet. « Je ne peux rien vous expliquer concernant le lien existant entre l’entreprise et la mairie. Il s’agit des affaires internes à l’entreprise », lâche un responsable de l’institution funéraire.

Par peur, aucune famille des victimes n’a voulu porter plainte après le drame. « Nous engagerons des poursuites judiciaires lorsqu’il y aura un État soucieux », clame l’aîné de la famille Grégoire qui dit n’espérer rien de la part des autorités.

Un an après cette vague d’assassinats, seule la famille du journaliste Diego Charles a décidé de se porter partie civile dans le cadre du dossier des personnes assassinées à la fin du mois de juin 2021.

« La seule chose que je peux confirmer, c’est que le dossier a été transféré au Parquet et qu’il y avait un juge d’instruction désigné », répond à AyiboPost le commissaire du gouvernement, Jacques Lafontant.

L’affaire est sensible. Même les avocats de la famille de Diego Charles exigent l’anonymat pour se protéger. « On suit de près ce dossier, dit l’un d’entre eux. Il revient à la justice d’effectuer son travail. »

L’an dernier, au lendemain du drame, le directeur général de la Police nationale d’Haïti (PNH) d’alors, Léon Charles, avait imputé le carnage de Delmas 32 au groupe de policier dénommé Fantom 509. En revanche, le rapport d’enquête du RNDDH a attribué le massacre au gang Krache Dife, membre du groupe gang G9 an Fanmi e Alye, réputé proche du pouvoir d’alors.

AyiboPost a tenté sans succès d’entrer en contact avec la famille de Marie Antoinette Duclaire avant la publication de cet article.

Un an après le carnage, le mercredi 29 juin 2022, la zone de Delmas 32 est plutôt calme. Pas de cérémonie d’hommages ni de dépôt de gerbes de fleurs.

À un jet de pierre du lieu du drame, un speaker crache le titre Pwen Final de BIC et de Steeve Khe. « Nous n’avons rien voulu réaliser par crainte de nouvelles représailles », lance un des leaders du quartier. Il refuse de donner son nom pour des raisons de sécurité.

Fenel Pélissier est avocat au Barreau de Petit-Goâve, professeur de langues vivantes et passionné de littérature.

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