ÉCONOMIE

« J’ai aidé à sauver la BNC en 1998. L’institution pourrait couler à nouveau. »

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«Je vois le gouvernement actuel commettre les mêmes erreurs qui ont coulé la BNC (et aussi la BPH) dans le passé, analyse l’expert Patrice Backer. Recourir à la BNC pour aider les entrepreneurs et commerçants affectés par les pillages récents soulève plusieurs problèmes »

En septembre 1998, la Banque de la République d’Haïti (BRH) nommait un comité de restructuration pour remplacer le conseil d’administration et prendre les rênes de la Banque nationale de crédit (BNC). Cette action visait à stopper la descente aux enfers de la BNC, jadis un acteur principal du système bancaire haïtien, mais minée depuis le milieu des années 1990 par une gestion désastreuse, d’une part, et par la libéralisation du marché qui vit l’arrivée de banques privées plus dynamiques et mieux gérées, d’autre part.

La BNC, détenue à part entière par l’Etat haïtien, avait vu ses parts de marché diminuer sensiblement et ses fonds propres fondre très rapidement, la transformant en un risque pour le système bancaire. L’Etat était sous pression des instances internationales pour privatiser la banque, mais privilégiait plutôt une restructuration.

C’est dans ce contexte que le président du comité nouvellement formé me contacta pour les aider, en tant que consultant, à diagnostiquer et diriger la restructuration du département de crédit et l’assainissement du portefeuille de prêts. En mars 1999, la présidence du comité fut confiée à une nouvelle équipe dirigée par M. Guiteau Toussaint, qui me demanda de continuer dans mes fonctions de consultant.

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À mon arrivée à la BNC, mon diagnostic initial était plutôt désastreux : effectif pléthorique, conditions de travail abominables, gestion manuelle du portefeuille (sur des fiches 3×5), utilisation minimale d’ordinateurs, manque d’outils d’analyse du portefeuille, etc.

Quant au portefeuille de prêts lui-même, que dire ? La gestion calamiteuse des conseils précédents et l’ingérence politique remontant à des années en avaient fait une catastrophe : traites avalisées jamais remboursées (particulièrement pour l’achat de voitures par des parlementaires), prêts improductifs à des proches du pouvoir (commerce du riz, d’huile, etc.), prêts immobiliers impayés.

Cependant, j’ai trouvé une équipe de crédit motivée et déterminée à améliorer les procédures et pratiques de travail du département. Avec le soutien du directeur du département et de son adjoint, qui avaient vu leurs recommandations ignorées par un conseil d’administration aussi incompétent que véreux, nous nous sommes mis à l’œuvre.

Ma première action a été d’informatiser les dossiers du portefeuille pour pouvoir l’analyser et en tirer des décisions. Il était impossible pour le département d’avoir une vue d’ensemble du portefeuille dans l’état où il se trouvait. Pour ce faire, j’ai dû créer un programme en Microsoft Access, ce qui fut fait en un weekend. J’ai demandé à Guiteau qu’on m’affecte trois jeunes professionnels du département des opérations pour la saisie des données, requête qui m’a été accordée. Grâce à leur travail acharné, nous sommes passés en trois semaines d’un système manuel à un système informatisé. Et pourtant, la banque avait acheté un IBM AS400 flambant neuf et une dizaine d’ordinateurs qui n’avaient jamais été installés.

Grâce à mon programme, nous avons pu catégoriser très rapidement les prêts selon les critères de la BRH et identifier ceux qui nécessitaient un traitement d’urgence. Je n’oublierai jamais le système de « pointage » manuel que deux officiers de crédit utilisaient (calculatrices + fiches) pour préparer ces rapports. Ce qui leur prenait deux semaines pouvait être réalisé en une minute, tout cela à l’aide d’une simple base de données en Microsoft Access. Je ne peux cesser de penser aux pertes de productivité durant toutes ces années.

La deuxième action a été la mise en place d’un plan de recouvrement intensif. Nous avions maintenant les données nécessaires pour identifier les prêts délinquants et commencer à recouvrer les montants dus à la banque. Nous avons formé une équipe dont c’était le seul travail. Pendant plusieurs mois, ils ont entrepris des relances, des appels soutenus, et des visites d’entreprises dans le cadre du recouvrement. Grâce à une meilleure coordination avec le département des affaires juridiques, nous avons pu mettre plus de pression sur les clients, et ce travail a porté ses fruits.

Pendant ces deux ans, les crédits de la BNC ont été gelés pour lui permettre de réparer des années de gabegie, de corruption, et d’ingérence du Gouvernement dans les activités de la banque. Un dossier en particulier sur lequel Guiteau et moi avons travaillé était un prêt à un entrepreneur « bien souché » qui a fait perdre de l’argent à la BNC de quatre manières différentes.

J’ai pu aussi constater la mauvaise foi de certains clients, comme cet avocat, homme d’affaires, et « ancien candidat à la députation » (ses propres mots) qui nous envoya une lettre de plus de dix pages nous expliquant que la crise économique mondiale l’empêchait de rembourser son prêt et qu’il nous fallait lui accorder un délai supplémentaire de dix ans pour qu’il puisse s’en acquitter.

Le troisième axe de mon intervention a été la formation du personnel, avec l’appui d’un consultant canadien, qui a effectué un excellent travail. La formation des professionnels du département a surtout porté sur la mise à niveau des employés et l’introduction de nouvelles méthodes de travail. Leur formation de base et leur connaissance du métier étaient solides et ne nécessitaient aucune formation supplémentaire de notre part.

Cette restructuration de longue haleine, menée de main de maître par Guiteau Toussaint, a culminé avec l’informatisation réussie de la banque entière. Ma mission avait déjà pris fin lorsque la BNC a « basculé » dans l’ère moderne, mais lors d’une visite en Haïti, Guiteau et l’équipe m’ont invité à venir constater le fruit de nos efforts. Quelle fierté à l’époque de voir qu’un redressement d’une banque pouvait être dirigé et exécuté par des Haïtiens avec un impact positif pour le trésor public.

C’est donc avec beaucoup de tristesse et d’inquiétude que j’ai lu l’article du Docteur (en économie) Thomas Lalime, « BNC : la menace politique permanente », publié sur la page internet du journal Le Nouvelliste le 28 juin 2021. J’y vois le gouvernement actuel commettre les mêmes erreurs qui ont coulé la BNC (et aussi la BPH) dans le passé.

Recourir à la BNC pour aider les entrepreneurs et commerçants affectés par les pillages récents soulève plusieurs problèmes :

  • Qu’en est-il de la solvabilité de ces potentiels clients ? Le principal facteur de la détérioration du portefeuille de la BNC était l’octroi de prêts à des clients sans une analyse minutieuse de leur capacité de remboursement. On en est arrivé à un portefeuille de 50 % de prêts improductifs en 1998, un désastre à nul autre pareil.
  • Comment expliquer le recours à la BNC pour ces entrepreneurs, mais pas pour les autres segments de la population affectés par ces pillages ? Ne serait-ce pas une autre façon de favoriser « certains » amis aux dépens des déposants de l’institution ? Ce serait confirmer l’adage « On ne prête qu’aux riches ».
  • Le public ne risque-t-il pas de perdre confiance en la BNC s’il estime que les décisions majeures relèvent du Gouvernement plutôt que des professionnels de la banque, rémunérés pour gérer les risques ?

Autant de questions que beaucoup d’observateurs se posent. Et moi aussi, évidemment, pour avoir travaillé sur la reconstruction d’un portefeuille décimé par de mauvaises décisions politiques.

Le gouvernement devrait se pencher sur d’autres mécanismes pour venir en aide à tous ceux qui ont été affectés par ces pillages. Si nous continuons sur cette lancée, la BRH devra tôt ou tard remettre la BNC sous tutelle et recommencer le même travail ardu que la commission de redressement avait effectué durant ma mission en 1999-2000. J’ai bien peur que le dicton « se lave men siye atè » soit applicable à la situation actuelle. J’espère qu’il n’en sera rien.

Je ne pourrais clore sans une pensée spéciale pour Guiteau Toussaint, lâchement assassiné en juin 2011 (dix ans déjà !) et dont les meurtriers n’ont jamais été retrouvés. Recourir aux pratiques sordides du passé reviendrait à assassiner Guiteau une deuxième fois. La mémoire de Guiteau et la BNC ne le méritent pas.

Patrice Backer est co-fondateur et directeur des investissements d'Advanced Finance and Investment Group LLC (« AFIG Funds ».) Créée en 2005, AFIG Funds est un gestionnaire de fonds axé sur le capital-croissance en Afrique sub-saharienne et basé au Sénégal. Patrice est responsable de la gestion de tous les aspects du processus d'investissement, de la recherche et exécution de transactions au monitoring du portefeuille aux sorties. Patrice joue également un rôle de premier plan dans les relations avec les investisseurs et est membre du comité d'investissement. Il est membre du conseil d’administration de plusieurs sociétés au Cap-Vert, à l’Ile Maurice, au Ghana, et au Nigéria. Patrice est diplômé de Harvard University en 1988 avec une licence en sciences de l’ingénierie. Il est aussi diplômé de l'Université de Pennsylvanie, où il a obtenu un double MBA en finance de la Wharton School et un Master en études internationales de la Graduate School of Arts and Sciences de 1991 à 1993. Il est membre (Global Fellow) du programme Global MBA du Lauder Institute.

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