Ces deux corps de métiers sont proches. L’un est indispensable à l’autre. Mais les relations tendues entre eux sont omniprésents
Les rapports entre médecins et infirmières sont parfois compliqués. Ce sont deux professionnels qui s’occupent de patients malades, et dont les rôles sont complémentaires. L’un prescrit, l’autre exécute. L’infirmière suit le malade au quotidien, administre les soins dictés par le médecin, et relaye les informations concernant le patient au médecin traitant. Le schéma paraît simple, mais autour de ces deux métiers, des tensions sont toujours présentes.
Guerline est une jeune infirmière. Sa première expérience, elle l’a faite à l’hôpital de l’université d’Etat d’Haïti. Elle s’étonne du traitement qu’elle et ses consœurs ont reçu. « Je n’étais pas habituée à cela, dit-elle. Il a fallu m’adapter. Les médecins traitaient les infirmières comme leurs subalternes, et non comme des professionnels comme eux. Ils ne prenaient pas en compte nos opinions. »
D’après Maude, médecin depuis 2013, ces griefs sont souvent là. « Les tensions existent, confirme-t-elle. C’est au médecin de les gérer pour ne pas affecter les patients. Beaucoup d’infirmières ne respectent pas les médecins. »
Gerald est médecin, spécialisé en obstétrique gynécologie. Il confirme lui aussi qu’entre médecins et infirmières, les relations ne sont pas au beau fixe tout le temps. « Aucun médecin ne peut dire qu’il n’a eu aucun problème avec des infirmiers, dit-il. C’est parfois indépendant de la jeunesse ou des compétences de l’infirmière.»
Harcèlement sexuel
En plus des tensions entre les deux corps de métier, certains médecins considèrent les infirmières comme des proies sexuelles. L’hôpital devient un vivier inépuisable de chairs. « Cela arrive le plus souvent chez les jeunes médecins, les internes, ou ceux qui sont au début de leur résidence, dit Gérald. Parfois même les étudiants en médecine s’adonnent à ces pratiques. »
« Ils entretiennent une compétition entre eux, continue-t-il. Ils essaient d’augmenter leur compteur de relations avec des infirmières. Ils partagent ces informations entre eux aussi.»
Rachelle est une jeune infirmière qui exerce maintenant à l’étranger. Elle se rappelle un épisode gênant qu’elle a vécu en Haïti, comme si c’était hier. Elle était en stage, en deuxième année de sa formation. Elle pansait les plaies d’un patient diabétique. « L’espace était très restreint, dit-elle. Deux personnes pouvaient difficilement y être à la fois. Je portais ma blouse d’infirmière et je m’étais penchée en avant pour prendre soin du malade. »
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« J’ai senti quelqu’un derrière moi, poursuit-elle. Son corps avait frôlé le mien. Quand je me suis retournée, j’ai vu un médecin. Il me faisait déjà des avances continues auparavant. Je l’ai regardé d’un air mauvais. Dans la soirée, il m’a écrit pour me dire comment je lui avais fait de l’effet. »
Ce ne sera pas la seule fois qu’elle recevra des avances de la part de médecins. « Cela arrive tout le temps, dit-elle. Je n’étais pas la seule cible. »
Guerline, elle, n’a pas été victime de remarques désobligeantes ou de comportements prédateurs. Mais, dit-elle, ses collègues se plaignaient souvent d’être la cible de médecins qui montrait clairement leur envie de satisfaire leur appétit sexuel. « Ces médecins se comportaient différemment avec leurs collègues féminines », remarque-t-elle.
Selon Gérald, parfois ce sont les infirmières qui initient les relations. « Cela arrive aussi que les infirmières le veulent, dit-il. Ces relations peuvent être sérieuses ou pas. Mais dans le pays, il y a beaucoup de couples infirmières/médecins. »
Rivalités entre femmes ?
Quant aux femmes médecins, certaines infirmières éprouvent beaucoup de difficultés à s’entendre avec elles.
Selon Rachelle, les femmes médecins ont une tendance à affirmer leur supériorité sur les infirmières. « Parfois, elles donnent l’impression de ne pas vouloir collaborer avec nous, dit-elle. J’en connais une que nous n’aimions pas beaucoup parce qu’elle nous prenait de haut. Lorsqu’elle venait faire sa tournée des malades, personne n’était enchanté à l’idée de lui faire un rapport sur l’évolution des patients. »
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Maude a vécu toute sa vie avec des infirmières, avant de devenir médecin. Elle assure avoir appris beaucoup d’elles, mais elle connaît leur susceptibilité. Cela va un cran plus loin quand il s’agit des relations entre femmes médecins et infirmières. « C’est une rivalité constante et elle s’observe partout, affirme-t-elle. Même dans leur façon de s’habiller. Elles viennent souvent sur leur 31, bien maquillées, etc. Je ne sais pas s’il s’agit d’une question de femmes, je l’ignore vraiment. »
« Je crois que j’arrive à gérer tout ça, continue Maude. Je n’ai pas beaucoup de difficultés avec les infirmières. Il y a deux façons de faire. On arrive et on s’impose tout de suite comme le médecin, et on ne prend pas de temps pour lier des amitiés. Ou bien, on essaie de se rapprocher d’elles, au risque de se faire manquer de respect parfois »
Selon Gérald, un nouveau médecin femme peut avoir beaucoup de mal à se faire accepter dans un hôpital. « Il lui faut vraiment du tact », dit-il.
Meilleur rapport avec les hommes
Si beaucoup de médecins pensent aux infirmières en termes pas uniquement professionnels, paradoxalement, les infirmières s’entendent plus facilement avec les hommes médecins. C’est le constat que fait Maude. « Elles ont une déférence complète pour les hommes, dit-elle. Elles acceptent plus facilement d’être dirigées par les messieurs. »
Elle se rappelle avec humour d’une expérience qu’elle a vécue : « J’étais nouvelle dans un hôpital, je rentrais fraîchement de ma formation à l’étranger. J’ai écrit un protocole pour le traitement d’un patient, mais ce protocole n’était pas conforme aux routines des infirmières du service. L’une d’elles m’a prise à partie, en me disant que ce n’était pas ainsi qu’on faisait. Elle a affirmé que je n’avais pas le droit de débarquer et de faire ce que je voulais. »
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« Pourtant, ma méthode était conforme au nouveau protocole utilisé dans des hôpitaux étrangers, poursuit-elle. La question est arrivée jusqu’au directeur de l’hôpital. »
Quelques jours plus tard, un médecin a utilisé le même protocole de traitement qu’elle. « Il fallait voir avec quelle déférence elle s’adressait à ce médecin, pour questionner le traitement utilisé. Une soumission totale », se rappelle Maude.
Gerald a lui aussi observé que les infirmières acceptaient plus facilement les directives des hommes. « Plusieurs raisons l’expliquent, pense-t-il. Elles sont d’abord sociologiques. En plus les infirmières ont tendance à penser que les hommes médecins sont plus compétents que les femmes. Elles sont plus à l’aise avec le principe de hiérarchie et de collaboration, si c’est avec un homme. »
Manque de reconnaissance
Le métier d’infirmière est très prisé en Haïti. Les statistiques sur le nombre du personnel infirmier montrent que parmi les soignants, ils sont le plus nombreux. L’Évaluation des Prestations des Services de soins de Santé (EPSS) 2017-2018 du Ministère de la santé publique et de la population a recensé 8 202 infirmiers contre 3 354 médecins.
Pour autant, les écoles qui forment ces professionnels importants du secteur sanitaire ne répondent pas toutes aux critères établis par les autorités. En 2018, les chiffres fournis par le ministère de la santé publique assuraient que plus de la moitié des écoles d’infirmières du pays n’était pas reconnue. Sur 174 écoles identifiées, 83 avaient une autorisation de fonctionnement.
D’après Guerline, cela cause beaucoup de tort à la profession. « Tant d’écoles non reconnues sont peut-être la raison pour laquelle les infirmières ne sont pas bien vues, pense-t-elle. En plus il y a des inégalités criantes dans le traitement réservé aux médecins et aux infirmières. La salle de repos des médecins [à l’HUEH] est mieux aménagée, les salaires sont trop dénivelés. C’est une source de grande frustration. »
Jameson Francisque
Photo couverture: Konbit Sante
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