Le Premier ministre aborde pour AyiboPost des questions liées à la visite d’Antony Blinken, aux défis de la transition et aux accusations contre le ministre de la Justice
Le Premier ministre Garry Conille est en fonction depuis un peu plus de trois mois, suite à sa nomination par le Conseil présidentiel pour diriger le gouvernement.
Il prend les rênes probablement à un des moments les plus difficiles de la vie nationale de ces dernières décennies.
En 2021, un président – Jovenel Moïse – a été assassiné dans l’intimité de sa chambre à coucher. Plusieurs dignitaires de l’État et individus sont inculpés dans ce dossier, mais les auteurs intellectuels et les motifs du meurtre violent restent inconnus. La justice haïtienne n’a pas encore prononcé de condamnation, contrairement aux juridictions américaines.
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À la fin du mois de février, des gangs attaquent plusieurs institutions publiques de la région métropolitaine, ouvrent grand les portes des prisons les plus importantes et coupent momentanément Haïti du reste du monde.
Le Premier ministre de l’époque, Ariel Henry, remet sa démission sous la pression de la communauté internationale.
Dans la foulée, un conseil présidentiel de sept membres est formé, un nouveau gouvernement est installé et une force dite multinationale, approuvée par les Nations Unies, arrive dans le pays en juin.
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Aujourd’hui, plus d’un demi-million d’Haïtiens se retrouvent déplacés par la violence des gangs, et la moitié du pays ne mange pas à sa faim.
En outre, les routes principales menant à Port-au-Prince demeurent contrôlées par les gangs. Des gangs qui défient les forces légales, incendient des quartiers et participent à toutes sortes de trafics.
« Je découvre qu’il y a eu une sous-estimation à la fois de la gravité de la situation sécuritaire et de la situation économique et sociale », déclare le Premier ministre Garry Conille dans cette interview exclusive avec AyiboPost.
L’ancien cadre des Nations Unies appelle aujourd’hui la communauté internationale à respecter ses engagements et évoque les questions de l’insécurité ainsi que d’autres dossiers concernant son gouvernement.
Conille a été Premier ministre de 2011 à 2012 sous la présidence de Michel Martelly. Ses échanges avec AyiboPost, réalisés vendredi 6 septembre, en marge de sa rencontre avec le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, ont été légèrement édités pour plus de clarté.
Quelles sont les difficultés auxquelles fait face le gouvernement ?
La vérité, c’est qu’on a hérité d’une infrastructure qui est totalement ébranlée. C’est la capacité de réponse des institutions de l’État qui est vraiment diminuée.
On a perdu 20 à 25 % du personnel de l’administration. Les gens sont démoralisés. Le premier problème que nous avons, c’est l’héritage reçu, les instruments à notre disposition pour faire face aux grands défis de l’heure.
Toutes les structures qui doivent nous permettre de faire face à ce genre de situations sont aujourd’hui sérieusement affaiblies.
La deuxième chose, évidemment, c’est le grand retard qu’il y a dans la réalisation des engagements qui avaient été pris par les différents partenaires. On s’attendait quand même à ce stade à avoir beaucoup plus de gens avec nous. On s’attendait à avoir beaucoup plus de ressources. Les choses traînent un petit peu.
C’est pour ça, d’ailleurs, qu’on a entrepris un véritable effort diplomatique avec la ministre des Affaires étrangères, qui est en train de rencontrer des partenaires un peu partout et qui leur a rappelé qu’ils avaient pris des engagements et qu’ils doivent les tenir. On devrait être beaucoup plus avancés dans les niveaux d’appui que nous avons, qu’on ne l’est en réalité. Donc ça, c’est peut-être le deuxième défi. Et puis le troisième défi, c’est l’ampleur même de l’emprise que ces groupes armés ont sur la zone métropolitaine.
Je découvre qu’il y a eu une sous-estimation à la fois de la gravité de la situation sécuritaire et de la situation économique et sociale.
Pour avoir fait ce genre de choses dans plusieurs pays, dans plus d’une vingtaine de pays à travers le monde, je peux vous dire que je trouve qu’à la fois les Haïtiens et les étrangers avaient sérieusement sous-estimé la gravité de la situation économique et sociale : avec plus de la moitié de la population en insuffisance alimentaire, la décapitalisation, les petites et moyennes entreprises qui ont fermé, l’absence d’investissement sur plusieurs années, et la croissance négative sur plusieurs années.
Je pense qu’ils avaient aussi sous-estimé la crise sécuritaire avec l’emprise que les groupes armés ont sur la zone métropolitaine, leur capacité de résistance. Vous voyez leur niveau d’organisation, leur accès aux différents types de matériels, les munitions et les armes. Je pense qu’en gros, une bonne partie des Haïtiens et de la communauté internationale avaient sous-estimé cela.
C’est pourquoi, encore une fois, je crois que les discussions que nous avons sur la façon d’avancer, après avoir évalué cette mission, sont très importantes.
Le ministre de la Santé publique, Georges Fils Brignol, a reçu une lettre de blâme pour non-respect des instructions du gouvernement. Comptez-vous demander sa démission ?
Non, absolument pas. J’ai été très surpris par une décision qui avait été prise et que j’ai trouvée non conforme à la loi et aux directives que j’avais données au début du mandat. Nous avons eu des échanges à ce sujet. Je pense que nous avons trouvé un compromis et nous avançons.
Il y a des allégations de trafic d’influence contre le ministre de la Justice, accusé d’avoir libéré d’anciens clients. Lui en avez-vous parlé ? Que comptez-vous faire avec ces allégations ?
En ce qui concerne le ministre de la Justice, non, je ne lui ai pas parlé de cela. J’ai vu dans la presse qu’il y avait des informations, mais pour le moment, je n’ai aucune raison de douter à la fois de l’intégrité et de la compétence du ministre.
Donc, pour le moment, il bénéficie de ma pleine confiance.
Où en êtes-vous avec la lutte contre la corruption dans l’administration publique ?
J’ai nommé un ministre conseiller responsable de l’assainissement, qui travaille déjà avec l’OMRH [l’Office de management et des ressources humaines] et les autres institutions pour que nous puissions apporter un correctif majeur à plusieurs éléments de l’administration publique qui, à mon avis, sont fragiles.
Nous prenons des dispositions pour que, pour l’année fiscale 2024-2025, tous les revenus de l’État soient fiscalisés. Nous éliminons toute possibilité de revenus de l’État en cash. Cela va beaucoup nous aider.
Nous revoyons également la gestion des contractuels, ainsi que le recrutement du personnel. Il y a énormément de choses en cours à ce niveau. Vous vous rappellerez aussi que nous avons remis à l’ULCC [l’Unité de lutte contre la corruption] un dossier important concernant la BMPAD, qui est en cours d’examen.
Chaque fois que nous tombons sur un dossier qui nous paraît fragile, nous sollicitons immédiatement les agences gouvernementales concernées pour qu’elles s’impliquent. Nous continuerons à agir de manière systématique.
Comment s’est passée la rencontre jeudi avec les officiels américains ?
Nous étions heureux d’accueillir [Antony Blinken]. Pour moi, ce déplacement signifie son engagement personnel, ainsi que l’engagement du peuple américain à continuer à accompagner et à soutenir les efforts en Haïti.
Il a réitéré clairement son engagement et sa volonté de s’assurer que nous ayons l’appui nécessaire pour faire face à la crise actuelle. Ce furent des échanges très cordiaux. Nous avons passé en revue l’état d’avancement de la situation sécuritaire depuis la dernière rencontre. Nous avons tous deux convenus que la situation est encore très complexe, mais qu’il y a des progrès : la présidence, la mise en place du gouvernement, la nomination de certains directeurs généraux, les avancées, bien que lentes, mais progressives avec le comité sur la réforme constitutionnelle, le Conseil électoral provisoire. La population elle-même affiche un optimisme prudent et accepte d’accompagner le processus.
Nous avons aussi reconnu que les défis sont énormes et qu’il est crucial que ceux qui se sont engagés respectent leurs engagements. Il est impératif de compléter la force rapidement, d’équiper la police et de renforcer la participation haïtienne dans ce processus. Il est nécessaire d’avancer rapidement sur les élections. Nous sommes d’accord sur le fait que le CEP doit être mis en place le plus rapidement possible.
Est-ce que le gouvernement a formulé des demandes ?
C’est toujours les mêmes [demandes] : la concrétisation le plus rapidement possible des engagements qui avaient été pris, en particulier en ce qui concerne la force et l’accompagnement spécialisé dont nous avons besoin aujourd’hui, car nous avons une meilleure idée de ce qu’il faut.
Cela fait presque quatorze jours que nous menons des opérations à Solino. Nous avons donc une meilleure idée de ce qu’il faut pour accomplir la mission.
Nous avons également insisté sur la nécessité d’un accompagnement humanitaire, social et économique. Nous avons expliqué qu’il est crucial de réagir très rapidement une fois que nous aurons reconquis ces territoires.
Il faut rétablir l’État, reconstruire les centres de santé, relancer les écoles, et reconstruire les postes de police. Essentiellement, nous avons expliqué que, maintenant que nous avons une meilleure appréciation de la situation, nous avons une vision plus claire de la stratégie à mettre en place et une meilleure compréhension de la manière dont la communauté internationale peut nous accompagner.
Est-ce que vous avez parlé des allégations de corruption contre les trois membres du Conseil présidentiel ?
Ils ont voulu savoir comment était la relation entre la Primature et le CP. On a dit qu’on a des échanges. On n’est pas toujours d’accord, mais on arrive à trouver un compromis. On arrive à s’entendre et à avancer. C’est l’essentiel pour moi. Je n’ai pas vraiment abordé de questions précises sur les affaires de corruption.
Le Président du Conseil, M. Edgard Leblanc Fils, a insisté sur le fait qu’Haïti soit presque prêt avec les préparatifs pour le Conseil électoral. Est-ce un point de vue que vous partagez ?
C’est surtout le Conseil présidentiel qui s’occupe de tout ce qui concerne la mise en place du CEP. Donc, c’est eux qui ont fait les démarches, qui ont conduit les démarches et qui ont coordonné le processus.
Effectivement, ce que je peux comprendre, c’est qu’ils sont sur la bonne voie. Il leur manque quelques membres, mais ils vont quand même avancer. Ce que j’ai compris, c’est que très vite, au cours de la semaine prochaine, on devrait avoir des résultats positifs sur cette question.
L’administration haïtienne met en avant l’armée dans sa stratégie de lutte contre les gangs. Est-ce que cette question a été abordée ?
Pas vraiment. Évidemment, j’ai expliqué notre stratégie. Sur mes références régionales, au Salvador, en Jamaïque, ou en Colombie, on déclare l’état d’urgence parce qu’on veut avoir l’appui de l’armée.
La police, en général, n’est pas très équipée pour la consolidation. Dans notre cas, avec l’intensité du problème qu’on a, avec les limites en nombre… Par exemple, au Salvador, ils ont 300 policiers pour 100 000 habitants. Nous, nous sommes à peu près 60. Donc, on n’a pas le luxe de laisser de côté les forces armées.
C’est quelque chose que j’explique chaque fois que j’en ai l’opportunité, mais on n’a pas eu vraiment d’échanges sur l’armée.
De qui est l’idée de transformer la force kenyane en force onusienne ?
C’est toujours une option. En général, quand on considère ce genre d’accompagnement, l’option de la force de maintien de la paix est toujours une option.
Et ça s’est fait bien avant moi. Donc, je n’ai pas vraiment de détails là-dessus. On est en train d’approcher la réévaluation de cette force multinationale. C’est tout à fait normal, à mon avis, qu’on envisage des solutions.
Comme tu comprends bien, la situation est dynamique et évolue tous les jours. Donc, il y a des hypothèses qui ont changé. Il y a un contexte qui a changé. Donc, c’est tout à fait normal que ça revienne sur la table.
Ça fait un an depuis qu’il y a eu cette résolution [de l’ONU autorisant la force multinationale].
À mesure qu’on s’approche du 30 octobre, il est tout à fait normal que tous les partis concernés commencent à se demander si cette formule est la meilleure, est-ce qu’elle nous donne assez de ressources, est-ce qu’elle est suffisamment holistique.
La force multinationale de police doit essentiellement accompagner la police haïtienne. À mesure qu’on évolue, on voit qu’il y a d’autres composantes qui sont nécessaires. L’accompagnement de la justice, l’accompagnement en matière de désarmement, la réinsertion…
Mais c’est quoi votre position sur cette transformation ?
Je crois que c’est une conversation bienvenue. Évidemment, il faudra attendre qu’on ait des discussions avec le Conseil présidentiel et d’autres acteurs. Il faut bien comprendre les implications. Il faut aussi que je comprenne quelles sont les autres options.
Parlons de la présence des enfants dans certains groupes armés. Est-ce que le gouvernement est sensibilisé par ces questions ? Est-ce que ça a été abordé lors de la réunion ?
Oui. Il y a trois jours, j’ai convoqué l’UNICEF pour discuter avec eux de cette question. À un moment où le gouvernement travaille d’arrache-pied avec tous les secteurs pour préparer la rentrée scolaire, on ne peut pas ne pas penser à ces milliers d’enfants qui, eux, n’auront pas ce privilège.
Donc, j’ai moi-même invité l’UNICEF à une réflexion sur les options possibles pour voir si on peut tendre cette perche parce que c’est très douloureux pour un enfant de treize ans de voir des enfants du même âge en train de préparer leurs uniformes, d’acheter leurs livres ou leurs cahiers, et de se rendre compte qu’ils n’auront pas cette option.
Donc, j’ai demandé à l’UNICEF de voir dans quelle mesure ils peuvent nous aider à mettre sur pied un programme qui permettrait quand même aux enfants d’avoir une alternative avec leurs familles.
Quand je suis arrivé à la réunion, l’UNICEF avait déjà pris contact avec les différents partenaires, et les États-Unis étaient au courant de notre intérêt pour voir comment on peut développer un programme qui permettrait la réintégration des enfants. C’est dans ce contexte que la question a été discutée.
Où en êtes-vous avec ces préparatifs ?
On a des réunions de suivi qui doivent se faire cette semaine justement pour voir ce que cela impliquerait en termes de préparation, en termes de ressources, en termes d’arrangements.
Mais l’idée est très simple : c’est de dire à ces enfants, écoutez, vous aussi, on ne veut pas vous laisser en arrière. On veut avancer avec vous, et si vous pouvez déposer vos armes, vous pouvez passer par un centre, subir une évaluation psychologique, un bilan de santé, voir avec les parents, si les parents sont encore là, dans quelle mesure on peut créer un espace pour eux afin que tranquillement, mais sûrement, ils réintègrent le cycle normal et retournent à l’école.
Il faut quand même un peu d’empathie pour leur situation, parce que dans beaucoup de cas, ce sont des enfants qui sont forcés de rejoindre ces groupes. On doit donc pouvoir leur offrir cette perche.
Dans le contexte de la rentrée des classes, on a pensé que ce serait important de mettre sur pied un programme.
Donc, cette semaine, j’espère que les partenaires vont revenir vers nous pour qu’on puisse voir si on peut mettre quelque chose en place.
Comment allez-vous, M. le Premier ministre ?
Merci beaucoup.
Je ne m’attendais pas à cette question.
En vérité, je dois vous dire que ça va. C’est vrai que la tâche est compliquée. Mais je dois vous dire que dans ce pèlerinage, j’ai eu la chance de découvrir des gens engagés, des gens qui sont prêts à mettre vraiment tout ce qu’ils ont au service du pays.
J’ai trouvé des gens motivés, j’ai rencontré des policiers qui n’hésitent pas une seconde à donner leur vie…
Quand je suis allé à l’hôpital, je suis tombé sur deux jeunes policiers qui avaient déjà été victimes, qui avaient déjà des plaies par balles, qui sont retournés se battre contre les gangs, qui sont blessés à nouveau et qui n’attendaient que le moment pour se rétablir et retourner se battre.
Donc, il y a eu des moments de grandes inspirations qui ont reconfirmé pour moi que j’ai pris la bonne décision de venir me mettre au service de mon pays.
Franchement, pour le moment, la tâche n’est pas facile, mais je me suis engagé, et on va aller jusqu’au bout.
Le nom du ministre de la santé était mal écrit dans une précédente version de ce texte. 11.12 8.9.2024
Image de couverture : Le Premier ministre, Dr Garry Conille, préside son deuxième Conseil de gouvernement. | © PrimatureHT / X
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