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Ils enregistraient une vidéo rap à Ravine Pintade. Puis la police s’est mise à tirer.

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Au moins onze personnes ont trouvé la mort à Ravine Pintade, après une bizarre intervention de la police, mardi 21 septembre dernier. Voilà ce qui s’est passé

Le jeune homme de dix-huit ans agitait frénétiquement sa kalachnikov en plastique face à la caméra.

« Sa lapolis di, se pa sa Jezi di ».

Deux projecteurs illuminent la scène. La foule en liesse répétait à tue-tête le refrain d’Arsenal, le dernier son trap du groupe New Wave, à Ravine Pintade, mardi 21 septembre dans la soirée.

Puis, environ cinq policiers débarquent spectaculairement à bord d’un « Zo Reken ». Volcy Christian discerne un vacarme dans l’assistance. Et soudain, une arme bien réelle lui fait face de l’autre côté de la caméra.

Des agents de la Police nationale d’Haïti tirent plusieurs rafales.

Puis, la débandade.

Chanteurs, techniciens, curieux… prennent leur jambe à leur cou pour échapper aux projectiles. Certains sont pourchassés jusque chez eux, selon des témoignages. Le rapport d’un organisme des droits humains relève onze morts et plusieurs blessés graves.

Scène du shooting de la vidéo. Photo: Carvens Adelson / AyiboPost

Scène du shooting de la vidéo. Photo: Carvens Adelson / AyiboPost

Rien n’indique pourquoi les policiers se sont mis à tirer à Ravine Pintade vers 10 h 30, ce mardi. Selon les témoignages d’une dizaine de témoins dans le groupe et dans la zone de l’incident interrogés par AyiboPost, les agents n’avaient donné aucun avertissement. Ils n’ont pas fait usage de sirène ni de gyrophare.

« Trois armes factices ont été saisies », selon Marie Michelle Verrier. Cependant, la porte parole de la PNH ne dit rien sur le professionnalisme des policiers ce soir-là. « Une enquête de l’Inspection générale est ouverte », rapporte Verrier qui précise que les agents sont intervenus après avoir été « averti de la présence d’individus armés » à la Ravine par des inconnus.

Les rappeurs de New Wave avaient quatre armes factices pour le shooting de leur dernier son. Elles « ressemblent aux vraies armes à première vue », réplique Marie Michelle Verrier, lors d’une entrevue à AyiboPost, ce 29 septembre.

La première rafale atteint Bernard (Asala) Valsaint, juste à côté de Volcy Christian. Il tombe raide mort, sur place. Christian, aussi appelé Jamal, fait un saut, traverse une clôture pour se sauver la peau. « Je ne sais pas comment j’ai réussi à m’enfuir », dit-il.

Le jeune Loubens Louiceus, dénommé Mr Ben, a eu moins de chance. Atteint d’un projectile à la hanche, il aurait mis les mains en l’air à l’approche des agents. « Je suis fils d’un inspecteur de police », crie Louiceus, avant qu’un policier ne l’exécute, malgré ses supplications, selon Sainbert Alexis, un témoin, membre du groupe.

Quand les tirs ont commencé vers les dix heures, madan Fanfan tapotait encore sur sa vieille machine à coudre « Singer », dans sa cour, à quelques mètres de la scène de shooting de la vidéo. « J’ai fermé ma porte et je me suis couchée à plat ventre », déclare la dame de 65 ans.

Deux impacts de balles peuvent être observés dans le béton de la maison de la couturière. La police dit qu’il y avait échange de tirs, mais ce n’est « pas vrai », dit la dame. « On n’a plus de pays, continue madan Fanfan. Aucun pays ne peut fonctionner de la sorte. »

Dans un rapport sorti 27 septembre dernier, le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme parle de « bavure policière à Ravine Pintade ». Selon la structure, « les autorités policières et judiciaires doivent s’expliquer, fixer les responsabilités », dans cet évènement tragique.

La patrouille ayant intervenu à Ravine Pintade ne serait pas à sa première intervention brutale. Elle « est confirmée dans l’exécution de personnes, dont des militants et citoyens opposants et des tortures dans la zone », selon le CARDH. L’organisation souligne cependant que New Wave ne détenait pas une autorisation de la mairie, visée par la police, pour l’occupation de la rue, ce soir-là.

« J’ai vu deux morts personnellement », dit un jeune homme trouvé sur la scène, quelques jours après l’incident. « Les policiers ont pris d’autres cadavres pour aller les éparpiller partout dans d’autres quartiers. » Deux autres citoyens interviewés à Ravine Pintade rapportent les mêmes informations.

Un jeune de moins de 18 ans, blessé lors de l’attaque de la police. Photo: Carvens Adelson / AyiboPost

Un jeune spectateur, blessé. Carvens Adelson / AyiboPost

« Il n’y avait pas de tirs avant l’arrivée de la police », continue le témoin. « S’il y avait des armes, les gens auraient répliqué. »

Comme plusieurs habitants de la zone, le citoyen fustige le comportement des forces de l’ordre. « Ils sont revenus le lendemain à 4 h [pour enlever des barricades dressées sur la route] et ils ont tiré à nouveau. Ils sont rentrés chez un jeune homme et l’ont sévèrement battu. »

New Wave a pris naissance il y a quatre ans à Cité Choune, un bidonville de Lalue. Le groupe, composé de jeunes écoliers et universitaires, projette ses ambitions au-delà du rap game : il veut offrir une échappatoire artistique, de sorte que les jeunes de la zone, majoritairement en précarité économique, puissent imaginer d’autres mondes possibles.

Quartier Choune. Photo: Carvens Adelson / AyiboPost

Le budget de la vidéo Arsenal ne semblait en rien aux productions de Wendy, Baky ou Barikad-Crew. Glorius Design, le pseudonyme du jeune réalisateur de la vidéo, avait reçu 100 dollars américains, pour les prises de vues, le montage, la mise à disposition d’armes factices achetées à Saint-Domingue et des faux billets verts, selon Jean Claude Mirville Exumé, président de New Wave.

« La chanson parle de la réalité du pays où chaque zone est gangstérisée », poursuit Exumé. «Les policiers nous ont fait un abus et maintenant, ils essayent de nous faire passer pour des bandits, continue le licencié en génie civil. On ne demande pas justice, on sait qu’il n’y en a pas en Haïti. On veut simplement blanchir notre nom. »

Volcy Christian boit. Fume. S’agite pour enlever de sa tête l’image de son ami, criblé de balles, juste à côté de lui, ce mardi soir. « La justice n’existe pas pour les pauvres dans ce pays, déclare le jeune homme. Mais ils doivent arrêter les diffamations. Personne à Lalue ne peut dire que les jeunes de New Wave ont stoppé ou rançonné une entreprise. »

Image de couverture : Riquemi Perez. Les autres photos sont de Carvens Adelson

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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