SOCIÉTÉ

Il tente d’incendier un policier lors d’une manifestation. Il veut que le monde sache pourquoi.

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En 2018, Jean sauvait la vie d’un policier que des manifestants incendiaient. En février dernier, c’est lui qui lance un pneu enflammé vers un autre policier. Entre ces deux événements, une montagne de frustrations et un étouffant sentiment de désespoir

Une pluie de pierres et des injures antigouvernementales assaillent le petit cortège de police, à Delmas 62. Les policiers parent les coups avec leurs boucliers en verre craquelé et lancent du matériel toxique, pour disperser la foule.

Difficile de respirer dans les environs. Chaque inspiration emplit les poumons d’une bouffée de gaz lacrymogène qui rougit les yeux et compresse l’estomac. Les agents étaient visiblement dépassés quand soudain, un des leurs prend feu, littéralement !

Les flammes menaçaient de consumer l’officier lorsque Jean, et un ami, volent à son secours, armés de quelques sachets d’eau en plastique. Malgré la désapprobation virulente des protestataires et les lancées de roches, Jean aide à éteindre le feu puis accompagne le rescapé visiblement désorienté jusqu’au véhicule de police. L’on est le 23 novembre 2018.

Deux ans, deux mois, et 22 jours plus tard, même endroit. Ce même Jean attrape un pneu enflammé et le lance en direction d’un policier, lors d’une manifestation contre les velléités dictatoriales de l’ancien président Jovenel Moïse, qui lui s’est rendu à Port-de-Paix pour danser le carnaval, en pleine pandémie de Covid-19.

« À chaque fois, les policiers violents éteignaient les caoutchoucs allumés par mes collègues dans la manifestation », se rappelle Jean, dans une entrevue accordée à AyiboPost, dans son logis d’une seule pièce, louée dans un bidonville de Port-au-Prince. « Je leur ai dit, commandants, commandants, c’est pour défendre vos droits que je suis dans la rue. »

30 000 gourdes de dettes

Ce 14 février 2021, jour de l’incident, Jean se réveille en catimini dès six heures du matin. Sa compagne Ericka dormait encore dans la pièce à peine assez grande pour contenir une petite table recouverte d’une nappe colorée en plastique, un grand lit – cadeau d’une cousine – pour les deux adultes et un plus petit – don d’une marraine – juste en face pour son fils de plus de deux ans.

Jean et sa famille peu nombreuse risquent de se faire expulser bientôt de cette chambre multifonction. « En ce mois de juillet, je dois payer les 30,000 gourdes de la location, mais je ne travaille pas ces temps-ci. Je ne sais pas comment je vais pouvoir trouver cet argent. »

L’homme se fait un café bien chaud qu’il boit avec du pain pas frais. Puis, il enfile le t-shirt délavé de son club préféré, Manchester City. Il dévale les gros escaliers en béton qui mènent à la maison, traverse une ravine remplie de fatras, recommence à descendre pour se trouver dans la rue.

« Je suis électricien, mais j’ai de moins en moins de travail, tance le professionnel de 36 ans. J’ai honte facilement, raison pour laquelle je n’aime pas adresser les gens, dit-il. Je n’ai pas besoin de dons. Avoir un travail me rendrait heureux. »

Jimmy Joseph habite le même quartier que Jean. Selon l’employé d’une compagnie de sécurité de Port-au-Prince, Jean offre des prestations pas chères aux gens de la zone. « On joue parfois au football ensemble, c’est un bon gardien témoigne-t-il. Ce n’est pas un homme violent, rajoute Joseph pour qui Jean a déjà travaillé. « Vous avez 100, 250 gourdes, il les prendra. »

Jean « monte et descend » dans la rue, jusqu’à l’heure du début de la manifestation. Sa famille a occupé son esprit toute la matinée de la Saint-Valentin. « Je ne suis pas à l’aise, dit-il. Mon enfant devrait pouvoir manger et boire. Je n’ai personne dans ma famille pour m’aider. »

Quand les policiers de façon répétée se sont attaqués aux manifestants et ont éteint les pneus enflammés, quelque chose s’est cassé en lui. « J’étais fâché et énervé, se rappelle Jean. J’ai envoyé le caoutchouc sans réfléchir. »

Depuis, pas un jour ne se passe sans que Jean se souvienne de cet épisode. « Je veux demander pardon au policier, explique-t-il. J’aurais pu mourir ce jour-là. »

Protester ou ne pas protester ?

C’est d’ailleurs cette sensation d’une mort évitée de justesse qui terrifie Ericka, sa compagne depuis quatre ans. « J’ai été surprise parce que je n’ai jamais pensé qu’il aurait commis une action pareille », déclare Ericka, la main posée sur la tête de son fils.

« Je lui dis de ne pas se rendre dans ces manifestations, mais il est entêté, il est très entêté », se plaint la jeune dame. « Je ne pense pas que les manifestations amèneront de meilleurs lendemains pour notre enfant. »

Jean n’est pas de cet avis. Comme des dizaines de milliers d’autres Haïtiens, il a foulé le béton ces dernières années pour dénoncer la corruption, conspuer les dérives autoritaires et exiger une amélioration de la situation économique des plus faibles.

« Le pays n’est pas dirigé, les autorités ne pensent qu’à leurs poches, analyse Jean. Vous êtes jeune et bien portant, mais vous devez vous résigner à demander à un patron 25 ou 50 gourdes ? Ce n’est pas une vie ! »

Le président de la République a été assassiné le 7 juillet dernier. Jean ne se comptait pas parmi ses supporteurs, mais il dénonce la brutalité du meurtre. Il relie l’acte au climat sombre de l’insécurité qui envahit le pays ces dernières années.

« C’est la première fois de toute ma vie que l’on se trouve dans une situation pareille, dit-il. Autrefois, vous pouviez être dans les rues vers 22, 23h. Mais maintenant, dès 20 heures, vous devez rentrer. Ce n’est pas normal. »

En novembre 2018, Jean et son ami volaient au secours d’un policier que des flammes menaçaient de consumer. Après cet acte héroïque, il est reçu en triomphe à la radio Mega. Des auditeurs de partout ont appelé pour faire des promesses de dons.

« Un entrepreneur avait promis de lui acheter une motocyclette », se souvient Wenderson Beauchamp, animateur de l’émission. « Cet entrepreneur m’a informé par la suite que son business a été pillé. Il n’a donc pas pu honorer sa promesse. »


Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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