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Haïti, une nation forgée par le déplacement

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La dette de l’indépendance et l’occupation américaine de 1915 sont deux évènements clés pour comprendre pourquoi beaucoup d’Haïtiens quittent le pays aujourd’hui, selon des experts

La nation haïtienne prend naissance dans le déplacement, et aucun aspect de la vie nationale, de la gastronomie à la politique, ne se trouve épargné par la migration et ses bouleversements.

Régulièrement, des milliers de citoyens laissent le pays à destination d’autres cieux en quête d’une vie meilleure. Selon des spécialistes, la dette de l’indépendance contractée par Haïti en 1825 et l’occupation américaine de 1915 constituent deux évènements majeurs, directement liés aux multiples vagues d’immigrations d’aujourd’hui.

« Le territoire haïtien est avant tout un territoire d’immigration », souligne l’historien Georges Eddy Lucien.

L’espace occupé par Haïti a autrefois été habité par des aborigènes, colonisé par des Espagnols, des Anglais et des Français. « Les premiers travailleurs de la colonie étaient des blancs communément appelés engagés, rappelle Lucien. Ils vont être remplacés plus tard par les noirs d’Afrique ».

Après l’indépendance en 1804 et au début du XIXe siècle, Haïti était peut-être le pays le plus hospitalier du monde. « Le pays va ouvrir ses portes pour accueillir des migrants », raconte l’historien George Eddy Lucien.

Des Américains noirs prenaient refuge en Haïti. À l’époque la liberté à l’américaine était surtout pour les blancs. Des millions d’esclaves vivaient encore sous le joug de la servitude chez les Étatsuniens.

« Haïti détournait aussi des bateaux qui transportaient des esclaves vers Cuba pour offrir leur liberté aux noirs sur sa portion de terre », continue Georges Eddy Lucien.

Cependant, les premières importantes vagues migratoires haïtiennes furent internes. « Elles se réalisent le plus souvent au gré des aléas naturels, des événements politiques et parfois au gré des alliances », dit l’historien haïtien Pierre Buteau. Immédiatement après la révolution, les Haïtiens ne se déplaçaient pas vers d’autres pays. Ils se préoccupaient plutôt de la protection de leur territoire pour éviter toute forme d’intervention extérieure visant le rétablissement de l’esclavage.

C’est ainsi qu’une part importante du budget de l’État et les taxes générées par la main-d’œuvre paysanne ont été affectées à la défense du territoire de 1804 à 1821. Entre 1822 et 1893, la dette nationale envers la France comme dédommagement aux anciens colons a en quelque sorte posé les bases de la migration haïtienne vers d’autres pays. À cause du poids de la dette, Haïti n’a pas pu investir dans des projets de développement capables de créer des emplois, ce qui en partie explique l’extrême précarité dans le pays aujourd’hui.

Des déplacements internes

Dans un premier temps, certaines familles se déplacent pour s’établir vers d’autres régions du pays en raison d’un lien amoureux ou familial. « C’est pourquoi le nom de certaines familles originaires du Sud, par exemple, se répète parfois dans plusieurs départements », raconte l’historien Pierre Buteau.

Les aléas naturels poussent aussi les Haïtiens à se déplacer à l’intérieur du pays. Après le séisme de 1842, suivi d’un tsunami, plusieurs centaines de familles ont quitté le Nord pour s’établir dans d’autres départements.

Parallèlement, des paysans ont résisté face à la volonté des nouveaux dirigeants de rétablir le système de la plantation et ses servitudes. Ceci a aussi engendré des épisodes de migrations internes pour des raisons politiques au XIXe siècle, dit Pierre Buteau.

Cédric Audebert, dans son ouvrage intitulé : «La diaspora haïtienne, territoires migratoires et réseaux transnationaux», rapporte que la recherche permanente de la liberté resta une constante chez les anciens esclaves devenus paysans qui, par la migration interne parvinrent pour un temps à se soustraire à la coercition institutionnalisée en créant dans les régions rurales reculées des espaces de liberté et d’autonomie où ils développèrent une agriculture vivrière.

« Mais l’histoire d’Haïti est également celle d’une réduction progressive de ces espaces de liberté avec la tentative de l’État d’étendre son contrôle commercial, fiscal et politique sur tout le territoire. Dès lors, la migration interne fut pensée comme une stratégie pour se soustraire à ce contrôle et assurer leur survie et celle de leur famille », lit-on dans son ouvrage.

Le contrôle de l’État s’accentue davantage avec la dette annuelle de 150 millions de francs auprès des anciens colons français en échange de la reconnaissance de l’indépendance. La France devrait rembourser 30 milliards d’euros à Haïti, selon l’économiste et spécialiste des inégalités économiques, Thomas Piketty.

« Ces dépenses constitueront des blocages au développement économique du pays, puisque l’investissement dans des infrastructures productives capables de générer des milliers emplois fait défaut », selon l’auteur, Georges Eddy Lucien.

L’absence de ces investissements couplée aux conséquences néfastes de l’occupation américaine de 1915 posent les jalons de l’émigration externe haïtienne durant le XXe siècle.

L’attraction du dehors

La pression migratoire vers l’extérieur commence à partir de l’occupation américaine de 1915. L’émigration d’une population rurale nombreuse et hostile à l’occupation fut accélérée par la dégradation des conditions de vie rurales, les expropriations, le travail forcé, le mauvais traitement des paysans par les occupants et une propagande promettant des salaires élevés dans les plantations sucrières des pays voisins.

« Les Américains appliquaient une politique pour rendre le territoire haïtien répulsif », selon l’historien Georges Eddy Lucien. Les paysans sont chassés de leur terre et le budget du monde rural allait être réduit. Cela dit, près de 70 % du budget annuel est alloué à Port-au-Prince rien que pour des infrastructures administratives puisqu’on n’avait pas investi dans des équipements de production pour ne pas attirer les paysans vers la capitale. Port-au-Prince ne comptait que des factories. « Ce mode de gestion persiste jusqu’à date », rapporte, l’historien.

Les États-Unis investissaient peu en Haïti pendant l’occupation. Les injections de fonds américains à Cuba et en République Dominicaine étaient nettement supérieures à celles d’Haïti. « Les investissements états-uniens en 1929 dans l’agriculture haïtienne furent huit fois moins importants qu’en République dominicaine et 100 fois moins importants qu’à Cuba », raconte l’historien.

Haïti fut considérée comme un réservoir de main-d’œuvre abondante et bon marché destinée à travailler dans les plantations développées par le capital nordaméricain dans les pays voisins, confie pour sa part Pierre Buteau. L’investissement américain à Cuba et en République Dominicaine dans la production du sucre de canne coïncida avec la chute de la production de betterave à sucre dans les champs européens ravagés par la Première Guerre mondiale.

« C’est ainsi que les occupants ont mis des bateaux à disposition des paysans. Puis, ils leur facilitent l’accès aux documents de voyage dans pratiquement toutes les régions du pays » selon Lucien.

Une tendance similaire s’est développée au début du mandat du défunt président Jovenel Moïse. « On dirait qu’il avait signé un pacte avec des pays de la région pour accueillir la main-d’œuvre haïtienne », déclare Georges Eddy Lucien, mentionnant les décisions administratives pour faciliter l’accès à des documents de voyage par la création des Centres de Réception et de Livraison de Documents d’Identité (CRLDI). « Beaucoup d’haïtien ont quitté le pays durant cette période », explique Lucien.

L’enfer duvalérien

Près de 700 000 Haïtiens ont voyagé vers Cuba et la République Dominicaine durant la période allant de 1915 à 1931, selon les chiffres fournis par l’historien, Georges Eddy Lucien. Ces chiffres correspondent à environ 50 % de la population active du pays durant la période. « C’est exactement la plus grande conséquence de l’occupation américaine puisque la force de travail haïtienne n’a pas eu le temps d’œuvrer pour le bien-être économique du pays », déclare l’historien.

La destruction de la plupart des équipements sucriers pendant la guerre de l’Indépendance a transformé Haïti en réservoir de main-d’œuvre par les Américains.

Parallèlement, la situation était différente à Cuba et en République dominicaine qui détenaient déjà ces infrastructures de production. « Lorsque le prix du sucre a chuté, la chasse aux Haïtiens a commencé puisqu’on avait besoin de peu de travailleurs. Cuba a refoulé bon nombre d’Haïtiens et la RD a fait pareil. Le massacre des Haïtiens en 1937 répond aussi à cette politique », selon le professeur Georges Eddy Lucien.

L’instauration de la dictature en Haïti dans les années 1960 a favorisé une deuxième vague migratoire. Nombreux personnels qualifiés vont fuir le pays à cause de la terreur duvaliériste, confie Pierre Buteau. Certains ont atterri au Canada, et d’autres au Congo, notamment.

« La migration vers les États-Unis a commencé durant la fin du mandat du président Paul Eugène Magloire vers les années 1955. Une partie de l’élite haïtienne laisse légalement le pays pour aller travailler aux États-Unis d’Amérique », d’après l’historien Pierre Buteau.

La masse populaire va décider de fuir aussi plutôt que de continuer à vivre sous le joug de la dictature. « L’émigration massive des Haïtiens aux États-Unis a commencé lorsque Jimmy Carter devient président des États-Unis en 1977. Carter va accepter de recevoir les immigrants cubains qui vont massivement prendre des bateaux pour s’installer à Miami. Les Haïtiens ont profité de cette situation pour s’installer eux aussi à travers le phénomène “boat people”, révèle le célèbre journaliste haïtien Marc Aurèle Garcia, expulsé vers les États-Unis par Jean Claude Duvalier en 1980.

Lorsque Jimmy Carter perd le pouvoir, le président Ronald Reagan menace d’expulser les migrants haïtiens. “Les nouveaux arrivés vont être enfermés dans des camps par l’administration de Reagan. Ils sont défendus par le Centre des réfugiés haïtiens de Miami dirigé le révérend Père Gérard Jean Juste. Un procès allait être initié contre le gouvernement américain en faveur des migrants pour obtenir leur libération. La construction du quartier Little Haïti à Miami est l’œuvre de cette génération de migrants haïtiens”, raconte l’éditorialiste qui a aussi travaillé au sein du centre des réfugiés haïtiens de Miami.

Partir hier, partir aujourd’hui

La quête d’un mieux-être n’a pas toujours été le motif de voyage des Haïtiens. Certains d’entre eux se rendent au Panama, dans les îles Turks and Caicos, entre autres, pour des raisons commerciales. “Avant les États-Unis, les Haïtiens allaient aux Bahamas, ex-colonie britannique, évoque Marcus. Les Haïtiens ont grandement participé à la construction de ce pays en paradis touristique”.

Après le tremblement de terre, les Haïtiens vont massivement débarquer en Amérique latine. À partir de 2011, le Brésil va accueillir une grande quantité de migrants haïtiens. Ces migrants vont aider à la construction des infrastructures sportives pour les Jeux olympiques de l’époque. Les différentes crises que connaît le Brésil, surtout avec la fin du programme PetroCaribe, vont faire fuir les Haïtiens vers d’autres cieux comme le Chili ou le Mexique.

Les grandes crises politiques du pays occasionnent souvent des vagues migratoires vers l’extérieur. C’était le cas en 1990 après le coup d’État contre Jean Bertrand Aristide et lors des évènements de 2004.

“Le déplacement massif des Haïtiens répond toujours à l’objectif du système capitaliste, conclut l’historien Georges Eddy Lucien. Si les Haïtiens ne peuvent pas se déplacer en masse ces jours-ci, c’est parce que le monde capitaliste n’a pas encore besoin de main-d’œuvre”.

Les illustrations sont de Riquemi Pérez pour AyiboPost. 

Ce texte rentre dans le cadre de l’exploration d’AyiboPost sur la migration Haïtienne. Cliquez ICI pour lire les reportages, les tribunes d’experts et regarder les documentaires.

Journaliste à AyiboPost. Communicateur social. Je suis un passionnné de l'histoire, plus particulièrement celle d'Haïti. Ma plume reste à votre disposition puisque je pratique le journalisme pour le rendre utile à la communauté.

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