Instabilité permanente; arrière-goût de dictature; avant-goût d’anarchie; misère croissante; bourgeoisie grandissante en dollars mais déclinante en nombre et en valeur; prolétariat matériellement appauvri, mort intellectuellement; classe moyenne en voie d’extinction; élite intellectuelle aveugle qui veut quand même éclairer; politiques kokorat qui veulent changer les choses; jeunesse heureuse quand même! Avant de juger ou critiquer ma génération, celle qui a vu le jour aux environs de 88, pensez à ce qui précède. Nous avons trop vu, trop vécu. Maintenant je réclame notre droit à la folie. Nous sommes le résultat de ce beau et curieux mélange de peur constante et d’injection journalière d’adrénaline.
Je me rappelle jusqu’à présent le jour où je n’ai plus été puceau. Ce jour spécial où j’ai eu conscience de l’orgie sociale dans lequel je suis né. J’y ai pris part volontiers et depuis lors je ne l’ai jamais quittée. C’était un jour d’été ou d’hiver, en tout cas, il faisait beau. Je sentais une mouvance silencieuse à Port-au-Prince. Je la voyais de ma perche dans les hauteurs de Pacot. Les murmures et chuchotements des adultes parvenaient à mes oreilles en feu par les « mmmhhh » les « nou mele ». Mes parents étaient curieusement cloîtrés à la maison au beau milieu de la semaine. De temps en temps une petite nouvelle un peu sur-épicée était partagée par des voisines, et reçue avec forte émotions. Mais une excitation joyeuse peu dissimulable éclairait le visage des enfants. Le téléphone sonnait toutes les six-dix minutes, et la phrase star était: « sa w tande ? ». C’était quoi ? Je ne savais pas. Mais je la sentais venir. Mes sens étaient aux aguets. Je sentais jusque sur notre perron le chlore de la piscine de madame Riviera, je voyais au loin un peu de fumée noirâtre dans le ciel de Port-au-Prince, j’entendais de temps à autre un coup de feu. Les appareils de radio fonctionnaient à plein régime. Le plancher était prêt, les mouvements scéniques introducteurs accomplis, le dénouement jusque-là lent, on n’attendait maintenant que l’action. J’attendais toujours que le coup de théâtre soit accompagné de quelques coups de feu.
Une vingtaine de minutes après, deux blanches, peut-être trois, couraient. Elles étaient accompagnées de trois ou cinq hommes noirs, haïtiens. Ils couraient vite dans un silence étonnant. Mais ce qui étonnait le plus c’était la direction prise. C’était celle de la ravine qui passait derrière chez nous. Cette ravine serpentait l’Amazonie de mon enfance, cette gigantesque foret qui a réveillé en moi dès le plus jeune âge mon goût pour l’exploration. Pendant les vacances d’été, chaque jour je rentrais un mètre plus profondément dans ce bosquet qui s’étalait dans l’infini de mon imagination. Ces gens qui couraient affolés se dirigeaient vers ma forêt. Je voulais bien leur dire que c’était mieux de l’arpenter là sur la rive ouest de la ravine, la rive est était de structure très poreuse donc glissante par endroit, cassante par d’autres. Le temps que je les suive, la rue était remplie d’hommes armés. De vrais militaires et des paras. Le responsable de la troupe a demandé à mon père s’il avait vu l’homme recherché et s’il connaissait sa maison. Avec calme, mon père répondit : non et qu’il n’avait remarqué rien d’anormal dans le quartier. Ils trouvèrent quand même la maison, la pénétrèrent par effraction, la dévalisèrent en même temps qu’ils faisaient bombance de leurs cartouches. C’était ça le jour de mon dépucelage social et politique.
Plus tard, des années après, on m’a expliqué que notre voisin s’appelait René Théodore. Le groupe qui avait visité mon Amazonie à grande vitesse et en silence était de son obédience. Il était le chef du mouvement communiste de l’ère duvaliériste. Depuis cette première injection (consciente) d’adrénaline, je ne pouvais plus m’arrêter. Et Haiti, généreuse, n’a pas arrêté de m’en fournir, moi et toute ma génération. La période post-militaire était tout aussi excitante; avec le seul regret d’avoir été un peu trop conscient des problèmes qui m’environnaient. Les injections étaient donc moins jouissives mais heureusement beaucoup plus fréquentes. Le désordre ne se faisait plus dans l’ordre militaire mais plutôt dans un désordre chimérique. Il y avait un côté presque romantique chez les « chimè » qui avaient ouvert le feu sur une voiture remplie d’enfants pas trop loin de moi à Delmas. Le désordre était véritablement plus excitant dans l’anarchie. Les « chimè » étaient plus libres, plus imprévisibles que les « atache » et militaires de mon enfance. « GrennSonnen » qui empêchait d’étudier à Saint-Louis de Gonzague, était notre héros, en plus de sa grande injection quotidienne d’adrénaline, il nous a gratifié peut-être d’une dizaine de jours de totale liberté, plus dans les rues qu’à la maison. Le romantique dans cette période chimérienne n’était pas seulement la multitude de couleurs et le désordre qui l’accompagnait, mais surtout les noms. Représentation homérique, rien qu’à entendre ces sobriquets : « Dread Wilme », « Tupac », « Ronal Kadav », « Dread Mackenzy », « Une balle à la tête », «Kòmandan Ti blan», « Kòmandan Titi », « Labanyè » etc…
Haïti a donc toujours été à la hauteur du défi, elle s’est toujours dépassée pour le plaisir mesquin de ses filles et fils. L’orgie était de plus en plus excitante. Même après toutes ces années, le pays arrivait encore à nous surprendre agréablement bien. Je me souviens encore de la soudaineté des « émeutes de la faim » prévalienne. Nous voilà sourire foufou, un peu de peur en tête mais une explosion d’excitation aux tripes avalant de l’adrénaline sociale comme des chameaux en font de l’eau en fin de voyage. Haïti avait bel et bien gardé sa capacité de nous surprendre. Elle l’a prouvée lors des dernières élections. L’avalanche rose avait vite et bien appris de ses prédécesseurs. Haïti me surprend depuis 88, c’est-à-dire depuis que j’ai ouvert les yeux. Est-ce honteux ? Mais je m’y suis habitué. L’instabilité permanente crée en moi une douce et violente excitation. Ah Haïti ! Que tu me manques ! Le train-train du monde occidental ennuie. J’envie un peu les jeunes Syriens aujourd’hui. Le printemps arabe de l’année dernière m’a rappelé mes hivers, mes étés, mes automnes et mes printemps d’adolescent. Génération 88, génération 30 septembre 91, génération 29 février 2004, génération le peuple envahit l’hôtel Montana, génération kidnapping, génération zenglendo, génération coups d’État, génération choléra, Génération 16 décembre 91, génération GNB, génération Klorox, génération Anbago, génération Tèt kale, génération Zokiki…. Ma génération c’est ça! Une génération à jamais bouleversée psychologiquement par son pays chéri, une génération qui a perdu ses repères, une génération dépourvue du sens du devoir.
Je regarde mes aînés avec beaucoup d’aigreur, je les pointe du doigt. Ils auraient dû faire mieux, ils pouvaient faire mieux. Et je regarde les générations cadettes avec peine, ils auront à jamais le lourd fardeau de supporter et accepter notre folie. Ne vous étonnez donc pas de notre crise générationnelle. L’environnement était propice au développement de cette tumeur. De l’espoir, s’il vous en reste encore, ne capitalisez pas tout sur ma génération. Si nous apporterons un changement à ce pays, ce sera à notre image : anormal. Depuis 1804, la normalité n’a pas trop bien marché pour Haïti. Qui sait ! Peut-être que notre force va résider dans notre anormalité, notre folie. Nous aimons et chérissons notre Ayiti malgré tout. Oui, nous l’aimons ! Nous l’aimons à la FOLIE.
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