Elle met en scène deux explications sur la provenance de la maladie
Pour la première fois depuis l’introduction du choléra par les soldats de l’ONU en Haïti en 2010, aucun cas avéré de la maladie n’a été détecté dans des échantillons suspects acheminés au Laboratoire national de santé publique le 4 février 2019. Tous les 571 cas testés sont revenus négatifs, confirmant une tendance à une nette baisse constatée au fil des rapports du Ministère de la Santé publique et de la population.
Plus d’un an et demi après ce succès dans la lutte contre l’épidémie, l’absence de cas positif persiste. « Depuis février, il n’y a effectivement plus aucun cas, dit Jacques Boncy, directeur du Laboratoire national. Mais nous continuons à faire des tests systématiques, en vue de prouver l’absence totale de traces de la maladie. C’est important pour que l’OMS certifie cette éradication. »
Malgré ce défaut de cas confirmés, certains pensent qu’il faut mener une large campagne de vaccination contre le choléra en Haïti. Une étude, conduite par la chercheuse Elizabeth C. Lee, épidémiologiste, et chercheuse associée à l’université John Hopkins Bloomberg School of Public Health de Baltimore, affirme que seule une grande campagne peut éliminer la maladie du pays.
D’autres chercheurs, parmi eux certains du MSPP, croient de préférence qu’en l’absence de cas, il faut se pencher sur d’autres problèmes de santé publique. Pour eux, le choléra, qui a fait environ 10 000 morts et infecté 800,000 Haïtiens, a déjà disparu du pays, et les velléités de vaccination répondraient à des motivations douteuses.
Vacciner pour éradiquer
Le 1 août dernier, l’étude « Achieving coordinated national immunity and cholera elimination in Haïti through vaccination: a modelling study » est parue dans le journal The Lancet, Global Health. Elle est conduite par une dizaine de chercheuses et de chercheurs, dont Ralph Ternier, médecin de Zanmi Lasante, en Haïti. Elizabeth C Lee a dirigé le projet. « On voulait voir quel impact la vaccination pouvait avoir pour éliminer le choléra, explique Elizabeth Lee. L’étude a commencé vers janvier 2019, les cas commençaient à décliner. A partir de modèles mathématiques, on a fait des simulations, et des projections. Les chercheurs ont examiné différents scénarios, à partir de ces modèles. »
Les recherches des quatre équipes impliquées ont conclu que sans une campagne de vaccination de grande ampleur, dans tous les départements du pays, durant entre deux à cinq ans, le choléra resterait ancré dans le pays.
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Comme il n’y a plus aucun cas de choléra recensé depuis le début de l’année dernière, pour l’équipe d’Elizabeth Lee, cela fait d’Haïti une opportunité unique. « Il est vrai que parce que les cas sont peu nombreux, il est difficile de convaincre de la nécessité de vacciner, analyse Elizabeth Lee. Mais dix ans est à peu près la quantité de temps que dure l’immunité naturelle contre le choléra. C’est peut-être le moment où des Haïtiens peuvent redevenir susceptibles d’être infectés. »
Contactée à ce sujet, Paul Andrée Byron Louis, responsable de l’Unité de coordination nationale du programme de vaccination, n’a pas voulu intervenir. Selon elle, c’est « un dossier sensible ».
Dans une entrevue qu’il nous a accordée en 2019, Zephyrin Nathan, conseiller technique responsable du suivi et de l’évaluation au sein de la Commission nationale de lutte contre le choléra du MSPP, a assuré que la vaccination préventive n’était pas nécessaire. A cause de l’absence de cas, il fallait selon lui une vaccination réactive, au cas où la bactérie serait réintroduite.
Vaccin peu efficace
La campagne de vaccination utiliserait l’un des deux types de vaccins oraux, développés contre le choléra. Mais, tous les chercheurs assurent que ce vaccin n’est pas efficace à 100%. Selon l’étude, le vaccin en deux doses est effectif à 76%, mais ne l’est qu’à 30% chez les enfants de moins de cinq ans, et la protection que le vaccin procure disparaît au fil du temps.
Elizabeth C. Lee avoue que la protection de ce vaccin n’est pas idéale. Mais, croit-elle, comme il y a plus d’adultes que d’enfants, il est possible de ralentir la circulation de la bactérie, et d’empêcher à terme sa propagation.
Ce ne serait pas la première campagne de vaccination contre le choléra dans le pays. Mais, les précédentes ont été réalisées à une moins grande échelle. « En 2013, il y a eu une campagne dans le Nord, à Petite-Anse [Ndlr: commune du Cap-Haïtien]. Il y en avait aussi dans l’Artibonite, à Bocozelles, et Pont-Sondé. Et après le cyclone Matthew, on a fait une campagne dans le Sud et la Grande-Anse. »
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La velléité de vacciner ne fait pas unanimité. D’après le professeur Hugues Henrys, directeur de laboratoire de recherche, et épidémiologiste, le choléra peut très bien disparaître sans vaccination. « On n’a pas vacciné toute la population de l’Amérique latine, pour que le choléra disparaisse de cette région, explique-t-il. Dans l’histoire du choléra, quand il est introduit dans une communauté, et qu’on lutte efficacement contre lui, il disparaît. Il peut cependant être réintroduit, et c’est pour cela qu’il faut améliorer les structures sanitaires du pays. Si l’on déverse une quantité de bactérie du choléra dans la Seine, les Français ne seraient pas malades pour autant parce qu’ils ne boivent pas directement cette eau. »
Il est aujourd’hui admis par tous que les casques bleus népalais ont introduit la bactérie dans le pays.
Elizabeth Lee croit qu’il ne faut pas attendre une réintroduction de la bactérie pour vacciner. « Si on attend une nouvelle épidémie, on ne pourrait pas cibler tout le monde pour la vaccination, et des vies pourraient ne pas être sauvées, assure-t-elle. Nous ne sommes pas en train de faire une plaidoirie pour une campagne massive, nous voulons seulement voir ce qui arriverait si on en faisait une. »
D’oû provient exactement le choléra ?
Le débat entre la nécessité de vacciner ou non, vient en partie d’un autre débat plus ancien. Il s’agissait de savoir d’où pouvait venir la bactérie qui occasionnait des cas de diarrhée mortels et se propageait rapidement dans toute l’Artibonite fin octobre 2010. D’un côté, certains affirmaient que la maladie était déjà présente en Haïti. Il s’agit de la thèse environnementale de la provenance du choléra.
D’autres études plus poussées ont rejeté cette assertion. Il est aujourd’hui admis par tous que les casques bleus népalais ont introduit la maladie dans le pays. Il s’est propagé quand ils ont déversé les matières fécales de leur camp, près d’un cours d’eau, qui communique avec le fleuve Artibonite.
Le 22 octobre 2010, la maladie enregistre un pic dans les contaminations : plus de 2000 cas sont recensés en une seule journée. Ce pic brutal est inhabituel dans les épidémies de choléra. En général, d’après Renaud Piarroux, spécialiste du choléra, il faut des semaines, voire des mois pour que la maladie prenne cette ampleur.
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Si les Nations Unies ont désormais accepté leur rôle dans la propagation de la bactérie dans le pays, cela n’était pas le cas après les premières révélations de la presse et des chercheurs comme Renaud Piarroux. Pendant longtemps, l’ONU a combattu l’idée que ses soldats étaient responsables. Rita Colwell, grande spécialiste mondiale du choléra, et David Sack, autre chercheur renommé, ont tous deux écrit des publications qui nient l’origine onusienne de la maladie.
Dans son livre « Choléra, Haïti 2010-2018 histoire d’un désastre », Renaud Piarroux explique leur posture. Selon Rita Colwell, le choléra existe dans l’environnement. La bactérie peut s’accrocher sur de petits animaux des fonds marins. Et comme en Haïti, en 2010, la situation sanitaire était encore plus faible, la réapparition de la bactérie ne pouvait pas surprendre.
Si le choléra existe dans la nature, dans l’environnement haïtien, les soldats népalais ne peuvent pas l’avoir transporté. Ce discours sera corroboré par des manipulations incorrectes de toutes sortes
Cette thèse, les Nations Unies vont l’utiliser pour leur propre bien, parce qu’elle avait l’avantage de dédouaner l’ONU de toute responsabilité. Si le choléra existe dans la nature, dans l’environnement haïtien, les soldats népalais ne peuvent pas l’avoir transporté. Ce discours sera corroboré par des manipulations incorrectes de toutes sortes, malgré l’évidence de l’origine asiatique de la souche de la bactérie qui faisait des ravages en Haïti.
Selon Renaud Piarroux, maintenant que les Nations Unies ont reconnu leur rôle, elles peuvent vouloir laver leur honneur, et prendre la paternité de l’élimination du choléra dans le pays. « Rien n’empêche à l’ONU de vouloir lancer une grande campagne de vaccination, avec le support de la fondation Bill et Melinda Gates », assure-t-il.
L’étude menée par la professeure Elizabeth Lee a justement été financée par la Fondation Bill et Melinda Gates, en compagnie d’autres institutions. Mais selon la chercheuse, tout s’est fait dans la plus grande indépendance. « Nous avons eu l’idée indépendamment des organismes de financement, assure-t-elle. Elles n’étaient pas impliquées dans le design de l’étude. »
Différentes approches
La recherche sur l’élimination du choléra par la vaccination a été développée par quatre équipes, de différentes universités ou institutions. Elles ont développé chacune six scénarios. L’un de ces scénarios cherchait à comprendre ce qui arriverait si on maintenait le statu quo, c’est à dire, s’il n’y avait aucune campagne de vaccination, mais que les conditions sanitaires s’améliorent.
Les autres cinq scenarios concernaient différentes possibilité de vaccination : une campagne pendant deux ans, dans les départements qui étaient les plus touchés (Centre et Artibonite); une campagne de deux ans dans le Centre, l’Artibonite et l’Ouest; une campagne nationale de cinq ans; et une campagne de deux ans mais avec une couverture nationale encore plus grande.
Les résultats des quatre équipes montrent que sans aucune campagne de vaccination, les probabilités d’éradiquer le choléra sont de l’ordre de 0 à 18%. Elles se trouvent entre 0 et 33% pour une campagne dans deux départements ayant l’incidence le plus élevé et entre 0 à 72% pour une campagne dans trois départements. Mais pour les campagnes nationales, la probabilité d’élimination va de 35 à 100%.
Pendant que les débats sur la vaccination occupent l’esprit des bailleurs de fonds et des décideurs publics, les victimes du choléra et leur famille – déjà sous évaluées selon des chercheurs – attendent encore que les Nations-Unies les dédommagent.
Jameson Francisque
Photo couverture: Un enfant pleure dans un centre du traitement du choléra à Jérémie, en Haïti, après le passage de l’ouragan Matthew / CARLOS GARCIA RAWLINS / REUTERS
Le choléra est une maladie diarrhéique causée par l’ingestion d’aliments ou d’ eau contaminés par une bactérie et non un virus, comme le suggérait une première version de cet article. 23.10.2020 14.42
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