Dans une entrevue exclusive accordée à AyiboPost, Florence Alexis conteste la version officielle de la mort de son père
Les théories autour de la mort de Jacques Stephen Alexis ne manquent pas. Arrêté sur la plage de Bombardopolis en avril 1961, Alexis aurait été emprisonné à Fort-dimanche. Il a été torturé, puis mis dans un sac avant d’être plongé dans la baie de Port-au-Prince, non loin des Gardes-Côtes.
Pour tous, cette version de la mort de l’écrivain reste l’officielle. Sauf pour sa fille Florence Alexis. « Mon père a bien été arrêté au Môle Saint-Nicolas déclare la désormais septuagénaire. Mais il n’est jamais arrivé à Port-au-Prince. Il n’a jamais été à Fort-dimanche. Non plus, il n’a jamais été torturé ».
Avec en sa possession le procès-verbal de l’arrestation de son père et 50 ans de collecte d’informations, Florence Alexis est sûre d’elle. L’histoire de la mort de Jacques Stephen Alexis est plus banale qu’on ne la raconte. Intercepté en descendant de son bateau, le résistant à la dictature des Duvalier aurait été tué sur place. Après l’avoir appréhendé, une partie des miliciens est envoyée à Port-au-Prince pour annoncer son arrestation. Les autres miliciens qui sont restés le tuent, s’emparent d’une somme d’environ vingt mille dollars qu’il avait sur lui et l’enterrent.
En clair, Jacques Stephen Alexis a été tué pour son argent, selon sa fille. « Et peut-être par quelqu’un qui ne savait même pas le personnage qu’il était ».
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Moscou, Pékin, Mexique, Cuba et enfin Haïti. Florence Alexis se souvient de chacune des étapes du voyage de son parent. Les lettres et cartes postales que lui envoyait ce dernier l’aident à se rappeler. Mieux, elles lui permettent de savoir quand et où il était avant qu’il ne rentre au pays.
C’est ainsi que, sans sourciller, la dame affirme que Jacques Stephen Alexis a débarqué à Bombardopolis le 22 avril 1961. Des jours avant, il se trouvait dans la baie des Cochons. Des mercenaires américains y sont venus pour essayer de reconquérir l’île de Cuba au moment où les Russes voulaient installer des missiles aux portes de l’Amérique. L’éminent intellectuel est arrêté juste en face de la base américaine, une zone très surveillée par les USA.
Le monde entier avait les yeux braqués sur le sud-est de Cuba. Alexis s’est sans doute dit que c’est le bon moment pour débarquer en Haïti. Il pensait se rendre dans sa ville natale du côté des Gonaïves. Mais il est menotté en descendant de son bateau.
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Les miliciens qui l’ont intercepté ne savaient pas qui il était. Ils ne connaissaient ni son visage ni son nom. Car Jacques Stephen Alexis voyageait avec de faux papiers. Ce n’est que par la suite que l’écrivain militant décidera de révéler son vrai nom. Ainsi, il a pu être inscrit sur le procès-verbal dressé. Procès-verbal que possède aujourd’hui encore Florence Alexis.
« C’est la famille de la personne qui a elle-même signé l’arrestation qui a essayé de nous le vendre », révèle-t-elle. Après l’assassinat de Jacques Stephen Alexis, « ces personnes ont eu l’audace de contacter ma famille pour proposer de vendre le procès-verbal de son arrestation. L’entente effectuée, ils nous ont fait une copie. J’ai aujourd’hui un scan du document avec la signature de mon père. Mais aussi le jour, l’heure et les noms des personnes qui ont procédé à l’arrestation ».
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L’histoire d’un Jacques Stephen Alexis qui revient de Cuba pour mener la révolution contre la dictature n’est que « mauvaises langues qui parlent ». S’il est rentré en Haïti, c’est pour organiser la résistance contre Duvalier. « Ce n’est pas du tout la même chose », soutient sa fille, française.
Le projet d’Alexis était de réunir des gens d’opinion et d’appartenance politique différents pour venir en aide à Haïti. De là, il a créé le parti d’entente populaire qui n’était pas communiste, mais un parti d’union nationale. Et en même temps, il s’est rapproché du parti communiste français qui était l’un des partis les plus puissants de France dans les années 1950. Il s’est rapproché du parti communiste chinois d’alors et du mouvement communisme international d’une façon plus globale.
Jacques Stephen Alexis représentait un danger parce qu’il portait la mobilisation au niveau international et disait la vérité sur ce qui se passait en Haïti.
Sachant qu’il faudrait non seulement des hommes engagés, mais aussi de l’argent, Alexis en a aussi cherché auprès des partis communistes. D’ailleurs, la somme de près de 20 000 dollars qu’il avait en sa possession à son retour venait de ces partis.
L’argent était pour qu’il puisse rester caché aux Gonaïves pendant qu’il mobiliserait des hommes pour la résistance.
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Doté d’un leadership naturel, très bon orateur, médecin spécialiste en neurologie… les capacités de Jacques Stephen Alexis n’étaient plus à prouver. Au contraire, l’homme représentait un danger parce qu’il a eu à porter la mobilisation au niveau international et disait la vérité sur ce qui se passait en Haïti.
Or, on parlait très peu de Haïti à l’étranger. Il y avait ce que Florence Alexis appelle une complicité muette autour de la dictature de François Duvalier à l’international. Le risque qu’il faisait prendre à Duvalier en parlant était donc énorme. Surtout qu’il était écouté.
Toutefois, les sentiments de papa Doc à l’égard d’Alexis étaient ambivalents, toujours selon sa fille. Duvalier admirait l’écrivain qu’il était. Puisque Compère Général Soleil a eu un succès immédiat en 1954. Il manquait une voix à Jacques Stephen Alexis pour avoir le prix Goncourt la même année. Il portait donc haut les couleurs haïtiennes. Mais en même temps, il était une menace politique.
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Mais comme il a toujours su affaiblir ses adversaires, Duvalier a su dompter la gauche haïtienne. Une gauche plutôt suspecte selon Florence.
Cette dernière prend soin de souligner qu’à son retour en Haïti, son père était accompagné de Charles Adrien-Georges, Guy Béliard, Hubert Dupuis-Nouillé et Max Monroe, tous militants de gauche. Elle ignore ce qu’ils sont devenus. Non plus, la gauche haïtienne ne s’est prononcée à ce sujet.
« Si les gens ne veulent pas parler, c’est parce que l’histoire est plus opaque que ce que l’on veut nous faire croire. Dans le cas contraire, ils n’auraient rien à cacher ». Mais l’opposition aussi bien que la résistance étaient traversées par de grandes tensions qui obligent à garder le silence au risque de trop parler.
D’autant plus qu’avec cette dictature dont les traces persistent aujourd’hui, il n’est pas du tout à leur gloire de révéler qu’ils étaient dans des luttes intestines au lieu d’être unis au profit de leur pays.
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En réfutant les thèses précédentes sur la mort de Jacques Stephen Alexis, Florence Alexis ne fait que soulever plusieurs autres questions.
Déjà, elle est certaine que son père était attendu. Cela dit, l’information de son débarquement a circulé. Comment et par qui ? Personne ne sait. Reste à espérer que les réponses ne prendront pas cent ans.
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