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Être femme

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Très souvent nous construisons dans nos esprits notre idée la femme parfaite. La société dicte aux femmes comment s’habiller et leur prescrit les comportements à adopter. On décide à la place des femmes du corps qu’elles doivent afficher et on cherche à contrôler leurs décisions dans chacune des situations auxquelles sont amenées à faire face dans leur vie. La femme est « monitorée » au quotidien par ses amis, par ses enfants, par ses hommes, par son entourage et par la société en général. Elle doit respecter les balises qui lui sont imposées, honorer les règles antinomiques qui lui sont dictées, respecter les ultimatums qui lui sont posés par les uns tout en s’arrangeant pour être à la hauteur des attentes multiples et contradictoires des autres. Autrement, elle est calomniée, méprisée et jugée. Entre ceux qui la somment d’être soumise, ceux qui réclament qu’elle soit une super-femme, ceux qui requièrent qu’elle mette toujours ses enfants en avant, ceux qui exigent qu’elle supporte invariablement son homme, ceux qui lui crachent le fameux « pour le meilleur et pour le pire » au visage toutes les fois qu’elle se met au premier plan, ceux qui s’arrogent de droit de critiquer ses choix de vie et ceux qui l’encouragent à penser à sa personne, la femme haïtienne en a le tournis. Prise au milieu de cette multitude de contraintes et de consignes, elle tente désespérément de trouver un équilibre précaire entre ses désirs personnels, les attentes des autres, les besoins de son entourage et ses obligations de mère, de femme et de citoyenne. Je crois donc qu’il serait non seulement plus juste mais également moins primitif de lier la force de la femme au combat constant qu’elle mène chaque jour plutôt qu’aux choix qu’elle fait dans sa vie de couple.

En Haïti, nos femmes sont nos poto mitan parce qu’elles savent s’oublier pour faire face à l’adversité, parce qu’elles sont résilientes, parce qu’elles sont de véritables stratèges, parce qu’elles sont aussi résistantes que des rocs, parce qu’elles ont la force intérieure pour bouger des montagnes et parce qu’elles savent s’adapter, se faisant aussi douces qu’une fleur de champ et aussi sauvages qu’une armée de lions pour répondre aux besoins du moment. Elles sont des poto mitan parce qu’elles savent faire des sacrifices inhumains. Les femmes ne se sacrifient pas parce qu’elles ne sont pas conscientes de leur valeur intrinsèque en tant que femmes, mères et individus à part entière mais parce qu’elles savent qu’elles sont les vrais piliers d’une société qui se dit matriarcale mais qui au fond est patriarcale jusqu’au cou. Elles sont des poto mitan parce qu’elles portent le monde sur leurs épaules pour leurs enfants mêmes si ces derniers sont parfois trop ingrats pour comprendre la portée du sacrifice consenti. Elles sont nos poto mitan parce que l’économie du pays que nous appelons affectueusement Haïti chérie repose sur leurs épaules et parce qu’à l’inverse de leurs homologues masculins qui profitent de l’aisance que leur confère le simple fait qu’ils soient nés hommes, elles sont des battantes dans l’âme.

Nous avons une tendance déplorable à nous forger une opinion à partir de ce que nous percevons à priori, à axer nos jugements sur notre vision personnelle de ce que devraient être les choses et à nous ériger en juges chaque fois que ce nous croyons être n’est pas conforme avec ce que nous voudrions qui soit. Recourir à cette méthode pour effectuer une analyse sociétale comporte des avantages. En simplifiant ainsi l’analyse, on obtient toujours des résultats. Il n’en demeure pas moins que les réponses ainsi obtenues seront toujours faussées par le fait même que le périmètre d’étude a été simplifié.

Dans le cas de la femme haïtienne (et ici je fais référence à l’article What happened to our poto mitan? ), si on n’aborde la question de poto mitan que sous l’angle de l’infidélité, on réduira forcément, et de manière irréversible, la grande majorité les femmes au rang de déserteurs coiffées du chapeau de lâche et on conclura qu’elles ne méritent plus le qualificatif de poto mitan. Ce critère ne peut donc être le seul facteur pris en compte pour déterminer si nos mères sont vaillantes ou non ! Si malgré tout nous voulons aborder les choses sous l’angle de l’infidélité nous devons avoir le courage de relayer aux oubliettes la persévérance dont font preuve les femmes haïtiennes. Dans le cas contraire, l’analyse qui conclut que ces dernières ne sont pas des poto mitan puisqu’elles acceptent de rester aux côtés d’hommes infidèles devient bancale et perd tout son sens.

Ensuite, leurs réactions face à l’infidélité de leurs hommes ne saurait être le critère le plus pertinent à considérer lorsque nous entreprenons d’« évaluer » la force de nos mères. En effet, la résilience de la femme haïtienne face à toutes nos exigences et face à l’adversité est évidente, et surtout non négligeable. Alors que fait-on du fait que celles-ci ne baissent jamais les bras quand on omet cet aspect dans une étude qui prétend analyser leur résilience même? Il me semble que c’est une variable essentielle à prendre en compte quand on s’arroge le droit de pointer du doigt la femme haïtienne, qui jamais ne cesse de se battre surtout quand la poursuite de la bataille vient au prix de sacrifices énormes ou quand celle-ci pousse la femme à faire des choix qui, aux yeux des autres, font état d’un manque d’honneur, d’intégrité et de respect envers sa propre personne. Que fait-on du fait que si aujourd’hui nous avons le discernement nécessaire pour mettre nos mères sur la sellette en sous-entendant qu’elles sont lâches c’est parce ce que ces mêmes mères que l’on condamne ont su faire don d’elles mêmes pour nous propulser de l’avant. Le fait que nous soyons capables de constater par nous-mêmes que nos mères ont été lâches au point de souhaiter dénoncer cette lâcheté n’est-il pas la preuve que nous sommes des héritiers et descendants de battantes? Il me semble que ce sacrifice fait partie des caractéristiques qui définissent un poto mitan.

Dans une société qui ne leur fait pas de cadeaux, les femmes doivent très tôt apprendre à faire des choix, des choix qui souvent sont difficiles, des choix qui généralement les mettront sous les feux des projecteurs, des choix qui malheureusement feront d’elles la risée du voisinage, des choix qui fréquemment les mettront sur le banc des accusés, des choix qui systématiquement les pousseront à sacrifier leur personne. Tout ça parce que les femmes haïtiennes sont des poto mitan.

J’ai été trop souvent témoin de notre propension et surtout de notre facilité à juger et condamner la femme qui ne sait pas suivre la mouvance. Et quelle mouvance? Celle que chacun fixe comme étant la norme à suivre. Ainsi, seront calomniées et marginalisées, celles qui sont indésirables parce que, submergées par les activités du quotidien, elles ne soignent pas assez leur apparence; celles qui au contraire sont aguicheuses parce qu’elles apportent trop de soin à leur tenue; celles qui sont trop frivoles parce qu’elles ont le courage de suivre de leurs rêves; celles qui sont trop résignées parce qu’elles se consacrent à leur famille et toutes les autres qui ne se conforment pas aux exigences établies par chaque élément de la société. Malgré ces tiraillements dans toutes les directions, la femme a toujours été un pilier au sein des familles haïtiennes, endossant tour à tour le rôle de l’épaule sur laquelle les enfants pleurent, des bras sur lesquels reposent leur réussite, des yeux qui doivent tout anticiper, de la bouche qui doit former et éduquer, de la main qui doit nourrir… et surtout de la colonne qui doit maintenir en place toute la structure grâce à laquelle toute la troupe sera amenée à bon port. Quand je pense à la femme haïtienne — et je dis ça sans exclure celles des autres nations — je vois cela avant tout et je me demande comment ces femmes surhumainement humaines pourraient être autre chose que des poto mitan.

Je vous invite donc à méditer sur ce qui suit avant d’affirmer que nos poto mitan ont disparu : « Petite fille, on t’apprendra qu’être femme c’est savoir aimer à perte de vue, infiniment et inconditionnellement. Donc tu apprendras à te donner corps et âme, sans jamais rien attendre en retour. Mais lorsque tu te seras oubliée assez pour te donner aussi passionnément qu’aveuglement on te dira que l’amour inconditionnel c’est pour les faibles et qu’une vraie femme c’est celle qui sait faire preuve d’un courage indéfectible, celle qui incarne indépendance et liberté. Alors tu t’arrangeras pour devenir ce genre de femme. Tu cibleras tes faiblesses et tu les travailleras matin, midi et soir jusqu’à ce qu’elles deviennent tes forces. Tu te fixeras des buts que tu t’acharneras à atteindre. Ce faisant, tu deviendras une femme complète, le genre de femme qui partage sa vie avec un homme par choix plutôt que par obligation. Quand tu auras acquis assez de force pour déplacer des montagnes, tu te feras étiqueter féministe et ton féminisme sera perçu comme du fanatisme. Tu te feras alors dire que pour être une femme parfaite, il faut que tu te plies aux exigences d’un homme et que tu apprennes à te faire petite devant celui qui symbolise la puissance. Alors, tu t’arrangeras pour devenir une femme docile qui sait rester dans l’ombre et se retenir de dire ce qu’elle pense, une femme qui sait acquiescer et endurer. Quand tu seras devenue cette femme soumise, tu te feras dire que tu es faible et que tu ne connais pas ta vraie valeur. On t’invitera ensuite à t’affranchir des griffes des hommes. Alors tu te concentreras sur ta personne et tu apprendras à dire « moi d’abord ». Tu chercheras à combler tes désirs, tu suivras tes rêves et tu deviendras une femme qui s’assume complètement. Tu te feras alors traitée d’égoïste et de femme frivole pour avoir mis en second plan ta famille et avoir manqué à tes devoirs de femme et de mère. Mais, petite fille, une fois que tu auras franchi toutes ces étapes, tu comprendras qu’en tant que femme, tu seras toujours pointée du doigt. Et à ce moment là, tu apprendras à faire les choix que toi, tu estimes adaptés à TA réalité. »

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