J’ai revu mon père. Je sais que jamais nous ne rattraperons le temps perdu. Avant je n’en avais cure, ces jours-ci cela me vient à l’esprit de temps en temps. Ma mère, femme miséricordieuse, m’a demandé en maintes fois pourquoi je ne renouais pas les liens avec lui. Après tout, c’est ton père m’a-t-elle dit un jour. Je répondis oui justement, c’est mon père. Néanmoins, un nombre manque dans la suite : je ne peux pas encore oublier sans avoir trouvé un équilibre. En ce moment, je ne suis pas en mesure de le faire alors, maman, je lui parlerai demain.
- Demain quand ?
- Quand l’univers me donnera le signal.
Je ne sais pas si ma relation avec mon père a changé qui je devais être, a détourné mon évolution normale, mais les hommes pour moi restent une sorte de mystère. Je les choisis très mal. Aucune de mes relations n’a duré plus de 9 mois, c’est étrange ! Cela me fait un peu peur… J’aurai bientôt 30 ans et je me demande si enfin je rencontrerai un mec qui en vaut la peine. Je m’ennuie un peu ici et c’est déprimant. J’erre souvent… C’est mieux que de tenir compagnie à maman ; elle aurait vite fait de me trouver des travaux ménagers pour m’occuper.
C’est ainsi que j’ai croisé Polo dans un « lounge » plutôt cool. Il aimait le jus de cerise. On s’est fréquenté pendant 9 mois. Polo n’avait que 57 ans, il me rappelait un peu mon père avec un taux d’alcoolémie moins élevé cependant. Il est possible que j’aie cherché en lui une meilleure version de mon père. Un homme qui boit du jus de cerise, ce n’est pas mal. J’ai dû quitter Polo parce que je me suis rendue compte que je le tuerais. Une fois, il s’est évanoui pendant qu’on faisait l’amour. À son réveil, il n’avait pas l’air de m’en vouloir. Mais moi si.
J’ai déjà quitté la maison une fois. Je ne supportais plus l’œil de maman dans mon trou de serrure, derrière mon rideau, sous ma porte. J’ai quand même droit à une vie privée ! Souvent, elle me surprenait en pleine masturbation de la pensée. Je m’arrêtais court, perdait le fil de mes idées. Il fallait que je trouve une stratégie de vie. J’avais déjà claqué la porte à plusieurs emplois. Ils ne me convenaient pas, répondais-je, quand on me demandait pourquoi. Mais en fait, je ne supporte pas l’autorité, quelle qu’elle soit. Avec ce défaut, je risque de ne jamais construire ma vie professionnelle me dit-on. Moi, je crois que si, c’est justement ainsi que je construirai ma vie. En ce moment, je rédige un plan de sortie de crise et c’est pourquoi je suis retournée chez maman. Je sais, on me l’avait bien dit, mais c’est juste pour un temps… je me le suis promis.
Ma mère dit que je ne trouverai pas ma voie si je vis avec mes démons. Je feins de ne rien comprendre, mais je sais qu’elle parle de mon père. Il me draine émotionnellement… Récemment il s’est fait réhabiliter, il est sain. Je devrais applaudir et l’encourager parce que d’abord c’est mon père et qu’ensuite il a fait un bel effort. Hmm… C’est que moi aussi je faisais de gros efforts pour me rendormir lorsqu’il rentrait aux petites heures avec sa gueule de bois. Ma mère est bien trop indulgente, pour ma part, il aurait dormi sous la véranda.
J’ai décidé de prendre du retrait. Je vais me rendre chez ma marraine quelque temps pour réfléchir. Elle vit dans une petite ville assez sombre. Je n’entends pas vraiment socialiser de toute façon. J’ai besoin de solitude. Je passerai bien le temps à coups de films pour adultes et de pensées profondes sur les vicissitudes de la vie. De temps à autre aussi, je repenserai à mon père. Dernièrement, j’ai même rêvé de lui. Nous étions assis sur la petite galerie devant la porte, il m’a touché le dos de la main. Je n’ai pas réagi. À quoi bon ? Puis, au moment fatidique, il m’a posé la question : est-ce que tu m’aimes ? J’ai préféré me réveiller.
Aujourd’hui, je retourne chez maman. Je ne sais plus où j’en suis avec ma vie, mes idées. Cependant, je ne broie pas du noir. J’ai fini par comprendre que tout le monde n’est pas fait pour avoir un père sobre. Donc, je suis au-dessus de certains problèmes. Je n’ai pas envie de faire pitié non plus. En descendant de l’autobus, non loin de la maison, un gars me propose de porter ma valise.
- Sans façon, merci.
Il insiste. Malgré mon instinct de femme indépendante, je le laisse faire et il me suit jusqu’à ma rue. De loin, maman me voit arriver. Elle descend le petit escalier, enjouée, jette un coup d’œil au gars qui avance derrière moi.
- Maman, tu peux rentrer ton sourire du dimanche, je suis encore au célibat.
J’attrape mon sac, le remercie. Maman le regarde s’éloigner, puis me fait un signe et je comprends immédiatement. Mon père est ici. Il m’attend. Maman préfère rester dehors, moi je rentre et m’assieds à la table de la cuisine. Nos regards échangent quelques mots. Ensuite, il étend la main et m’effleure le bras. Puis là, il me pose la question que je redoutais, la même que dans mon rêve. Est-ce que tu m’aimes ? Je respire profondément et réponds sans le regarder : pourquoi pas ?
Laud Marcia
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