On est Juin 2017. Un événement majeur pour le secteur de l’innovation technologique en Haïti se déroule à la Royal Decameron, le Haiti Tech Summit. Le président Jovenel Moïse, présent, promet alors l’ouverture d’un incubateur qui hébergera des compagnies et fera la promotion de l’innovation technologique. Un projet ambitieux, bien accueilli par le public intéressé à de telles initiative.
Derrière les promesses du président se cache Jean-Jacques Rousseau, conseiller technique en Innovation, Science et Compétitivité à la présidence. En plus d’avoir la mission de concrétiser la promesse d’incubateur du président, M. Rousseau est aussi responsable de développer la politique publique en innovation.
Né au Canada de parents haïtiens qui ont quitté le pays à la fin des années 60, Jean-Jacques Rousseau est resté attacher à son pays d’origine. Il visite Haïti pour la première fois en 2008 dans le but de mieux apprendre à connaitre ses racines. En décembre 2015, il y revient pour accompagner un ami qui avait le projet d’ouvrir une école de programmation informatique en Haïti lorsqu’il s’est retrouvé à une réunion avec des cadres du ministère de l’Économie et des Finances (MEF). Quelques mois plus tard, il est contacté par ce même ministère pour une consultation sur un projet.
Cette consultation le mène vers son poste actuel de Conseiller technique du président.
M. Rousseau détient un doctorat en Histoire et Philosophie de la science. Il a travaillé au ministère de la Recherche, de l’Innovation et de la Science du gouvernement de Ontario où il était responsable d’un fond de subvention dépassant les 200 millions de dollars.
Lisez et regardez son entrevue avec Ayibopost!
Rousseau, vous êtes en Haïti après une longue expérience dans le gouvernement en Ontario au Canada dans la promotion de l’innovation. Un contexte bien différent de celui d’Haïti. Est-ce qu’il faut aborder la technologie différemment dans un pays du tiers monde ?
Dans un article dans le Harvard Business Review de 2014, l’expert en entrepreneuriat Daniel Isenberg nous rappelle qu’un écosystème ne peut pas avoir juste un objectif puisque chaque catégorie d’acteur est motivée différemment.
Considérons le service de messagerie texte WhatsApp. Quand il était acheté par Facebook pour 21.6 milliards de dollars américains, c’était seulement 35 ingénieurs pour 450 millions d’utilisateurs. Après l’acquisition, le nombre d’utilisateurs à doubler à 900 millions mais le nombre d’ingénieurs est passé de 35 à 50 personnes. En 2017, le service avait environs 1.3 milliards d’utilisateurs avec 55 ingénieurs. Cet exemple n’aide pas sur le plan de la création d’emplois mais est extraordinaire pour le revenu de taxe pour l’état et la concentration d’expertise.
Comme tout pays, Haïti et le Canada, chacun poursuit un ensemble d’objectifs qui peuvent être difficiles à réconcilier. C’est le point du professeur Isenberg. La différence entre ces pays est peut-être le mixte entre création d’emplois, croissance de revenus de taxes et attraction d’expertise technique que chacun considère optimal.
Votre objectif est de promouvoir et d’encadrer l’innovation, avec une emphase sur la technologie en Haïti. Est-ce que c’est le rôle d’un gouvernement d’encadrer l’innovation technologique ? La vraie innovation de rupture (disruptive innovation) ne peut-elle pas se faire qu’en dehors du cadre de l’État ou du gouvernement ?
Dans de plus en plus de pays, le secteur public reconnait sa responsabilité d’être un catalyseur de l’innovation. Cela est possible étant donné sa capacité d’avoir une vue d’ensemble de l’économie et aussi grâce aux leviers auxquels lui seul a accès : il est régulateur, avec une capacité de convoquer et est souvent le plus grand employeur et acheteur.
Cette thèse est facilement défendue pour les innovations technologies qui prennent le numériques comme levier de croissance transversales : l’ordinateur, l’internet, le web, les téléphones sans fils sont tous des innovations où le gouvernement a été le principal bailleur de fonds, et le premier acheteur et utilisateur.
Alors oui, l’État peut stimuler l’innovation dans les secteurs. Au fait, il doit le faire. Cela nous emmène à trois points.
Premièrement, l’exemple classique de l’innovation de rupture est la percé des mini-ordinateurs dans le marché des mainframes à la fin des années 70 et début 80 du siècle passé
Un exemple de gouvernement qui a présidé sur une économie de rupture est le Singapour, un pays de moins de 6 million de personnes sur un territoire avec une superficie un peu moins que celle de l’Île de la Gonâve. Son économie est partie de catastrophique à l’indépendance (1965) à offrir à ces citoyens le troisième PIB par habitant le plus élevé au monde en termes de parité de pouvoir d’achat (PPA).
Deuxièmement, la rupture n’est qu’une des différentes sortes d’innovations. Elle n’est pas la seule ni la plus vrai. La personne qui a inventé le terme « disruptive innovation » en 1995, Clayton M. Christensen, identifie trois sortes d’innovation : 1. Le produit devient plus simple et moins dispendieux donc attire des clients moins affluents en plus grand nombre (rupture), 2. Le produit est amélioré pour offrir aux même clients un produit qui offre plus (incrémentale ou de continuité) et, 3. Le même produit est offert aux mêmes clients à meilleur prix (efficacité).
Dans un article de 2015, le professeur déplore le fait que la notion d’innovation de rupture est surutilisée. Pour expliquer sa pensée, il analyse la compagnie Uber, souvent prise comme exemple typique de rupture. Il conclut que Uber ne rencontre pas la définition stricte du terme mais est plutôt une instance d’innovation incrémentale : la compagnie ne fait qu’améliorer un produit existant qui vise des clients déjà dans l’habitude de prendre des taxis.
Le secteur privé n’a donc pas le monopole de l’innovation de rupture ou autre. Une politique nationale d’innovation est un instrument clés pour rassembler les conditions propices à l’innovation en mettant en valeur les atouts du gouvernement comme catalyseur. Bien sûr, c’est seulement quand les autres secteurs de l’économie s’impliquent également qu’un pays tel qu’Haïti peut réaliser les résultats espérés.
Le projet que vous menez découle d’une initiative du président de la République sans cadre réglementaire préalable. Parlez-nous de sa structure et de son organisation. Quelle est l’institution qui contrôle le projet ?
Les projets ne nécessitent pas de nouveaux cadres règlementaires particulier. L’incubateur est un emplacement physique qui offrira un appui sous forme d’hébergement, de formation et d’accompagnement d’entrepreneurs; la politique d’innovation donnera une direction au actions et investissements du gouvernement et de ces partenaires financiers pour favoriser une plus haute productivité des divers secteurs clés de l’économie nationale.
Institutionnellement, ces initiatives sont logées au ministère de l’Économie et des Finances.
Par contre, il est vrai que pour réaliser le plein potentiel de ces initiatives, des changements réglementaires seraient nécessaires. J’ai à l’esprit des dossiers tel que la protection de la propriété intellectuelle, une nouvelle stratégie pour la commercialisation de la recherche universitaires, et un réaménagement de l’appui à l’entrepreneuriat pour toucher plus largement l’innovation.
Parvenez-vous à faire un état des lieux de l’écosystème entrepreneurial haïtien pour identifier les points forts et les points faibles ?
La bonne nouvelle est que la société haïtienne est une société entreprenante : contrairement à mon pays de naissance (le Canada), ici un fort pourcentage de la population est prête à se lancer en affaires.
Le défi est que le type d’entrepreneuriat qui est le plus largement pratiqué en Haïti, l’achat-revente, est le type d’entreprenariat qui produit le moins de valeur ajoutée. Pour une tournure de l’économie nationale vers la haute productivité, il nous faut plus d’entreprises qui visent la création de marchés à travers la commercialisation de solutions innovantes dont ils possèdent la propriété intellectuelle.
Quels sont les objectifs du gouvernement pour l’initiative de centre d’incubateur ?
La vision pour Alpha Haïti est d’être un leader haïtien et régional en matière de création d’entreprises en technologie et innovation.
Cette initiative vise à offrir un espace de travail agréable qui inspire les jeunes dans l’entrepreneuriat et dans lequel ils se reconnaissent. Elle offrira une ambiance favorisant l’expérimentation et la créativité, le partage d’expériences et l’exécution.
Le succès du centre sera mesuré à l’aide de certains indicateurs qui englobent le mandat et la vision de ce dernier tel que le nombre d’entrepreneurs qui ont complété une formation, nombre de compagnies créées, nombre d’emplois créés par ces compagnies, niveaux d’investissements attirés par les entreprises incubées, et le nombre et la qualité de partenariat attirés à Alpha.
Nous sommes conscients qu’il y a des risques. L’expérience d’incubateurs à grand succès comme Y Combinator (USA) et MaRS Discovery District (CANADA) ont démontré que la réussite d’un incubateur nécessite un engagement à long terme et qu’il doit développer une approche portfolio qui consiste à travailler avec plusieurs entreprises pour assurer la réussite moyenne du groupe. De surcroît, même lorsqu’une entreprise échoue, l’entrepreneur ressort gagnant vu l’expérience qu’il a accumulé, ce qui augmente ses chances de succès à l’avenir.
Comment se fera la sélection des entrepreneurs?
Deux catégories de personnes seront invitées à participer à Alpha Haïti : les membres du grand public qui recherche une initiation à la technologie et l’entreprenariat au travers des ateliers, conférences et évènements de réseautages, et, ceux qui seront incubés avec nous durant 6 à 9 mois pour poursuivre une formation structurée.
Pour ce deuxième groupe, nous venons de lancer un concours en ligne. Un comité de sélection composé d’experts évaluera les applications. Tous sont invité à postuler ici
Quand est-ce que l’incubateur sera lancé ?
Alpha veut encourager la création d’entreprises en création ou encore très jeunes qui se spécialisent dans les opportunités commerciales offertes par les sciences appliquées telles que les technologies numériques transversales, le travail en ligne, la création et l’application de logiciels, l’automatisation, etc.
Nous prévoyons un lancement d’ici la fin du printemps (mars à juin [ndlr]).
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