L’année 2018 s’est clôturée dans la frustration ou le désarroi de la population haïtienne face à de multiples défis nationaux englobant principalement la politique, la sécurité et l’économie. Une grande partie des médias haïtiens, tous genres confondus, s’était dévouée durant cette année turbulente à la recherche de l’information objective, des scoops fracassants, des interviews exclusives, des opinions des hommes et femmes d’État, analystes politiques, sociologues ou économistes entre autres.
Dans l’accomplissement de leur noble profession si nécessaire à l’avancement et à l’épanouissement de la société, les médias d’information tentent de forger l’opinion publique par rapport à tous les grands dossiers nationaux. Cela est fort admirable ! Toutefois, à mon avis, un déficit informationnel mérite d’être comblé dans le décorticage de ces dossiers et dans la poursuite continuelle de la vérité pour tenter d’assouvir la faim des citoyens avisés sur la bonne marche du pays.
Rechercher constamment des réponses aux questions qui fâchent…
Le journaliste investigateur se définit dans le courage et le dévouement pour défier les risques, dénicher la vérité là où elle se trouve en posant les questions difficiles ou embarrassantes dans des situations délicates. Pourtant, dans les myriades d’informations que fournissent nos médias, il me semble qu’un grand nombre de questions ne sont pas adressées à qui de droit. Au cours de l’année qui vient de s’écouler, n’aurait-il pas été crucial pour la nation d’obtenir des éclaircissements précis sur différents dossiers politiques ou sociaux comme par exemple :
- Pourquoi les sapeurs-pompiers ont-ils mis près de deux heures pour faire face à l’incendie ayant dévasté Radio/Télévision Kiskeya le 21 décembre ? (1)
- Pourquoi le gouvernement, par l’entremise du Parquet de la capitale, n’a-t-il pas entamé une enquête sur ce qui est communément dénommé « le massacre de La Saline », survenu le 13 novembre, pour établir une version officielle des faits et indexer les coupables ? (2)
- D’après le gouvernement, combien de prisonniers en détention préventive prolongée (75.05 % selon le RNDDH) ont été libérés ou déférés pour jugement au cours de l’année ? (3)
- Pourquoi le Ciné Théâtre Triomphe reconstruit au coût de 7 millions de dollars américains en 2015, financé par les fonds de PetroCaribe, ne fonctionne pas selon un horaire régulier alors que la demande est criarde pour les films, théâtres et présentations culturelles ? (4)
On pourrait volontiers écrire un lourd manuscrit de la longue liste de ces interminables questions qui toutes méritent des réponses officielles pour comprendre ce qui enraye la machine étatique ou connaitre les responsables qui escamotent leurs responsabilités d’État ou simplement reflètent leur incompétence. Mais au-delà de ces questions pertinentes, les médias doivent élaborer des reportages-enquêtes ou des investigations journalistiques pour fournir des réponses approfondies.
« Fouye zo nan kalalou… »
Le journalisme d’investigation tarde à se développer au pays pour plusieurs raisons, certaines plus évidentes que d’autres. La plus importante qui saute aux yeux est la sécurité du journaliste-enquêteur. L’histoire pas trop lointaine relate le meurtre du journaliste Gasner Raymond du Petit Samedi Soir retrouvé du coté de Braches (Léogane) le 1er juin 1976 à l’âge de 23 ans. Ce journaliste plein de promesses d’avenir s’était fait une notoriété dans les reportages et enquêtes, et cela sous le régime dictatorial de Jean-Claude Duvalier. Pour ceux qui ont vécu cette période ignominieuse, c’est tout dire. Pour les autres, il est impérieux de consulter les livres d’histoire pour saisir le courage du journaliste qu’il était. Dans le temps de la tyrannie du « pitit tig se tig », « Il milita en faveur des droits de l’homme, de la liberté syndicale, de l’indépendance du journalisme, du libéralisme politique, des réformes… » rapporte Le Nouvelliste (5). Je pense qu’il paya son courage de sa vie et mérite de la patrie.
Plus près de nous est la disparition non encore élucidée du photojournaliste Vladjimir Legagneur. La société est toujours en attente de l’identification génétique d’ossements retrouvés dans les parages, présumés de sa disparition à Grand-Ravine depuis le 14 mars 2018. En attente également des résultats d’une enquête policière qui se poursuit, malgré l’arrestation de deux suspects qui ont avoué leur participation à son meurtre selon Frantz Lerebours, porte-parole de la Police Nationale d’Haïti (6). Je présente ma solidarité à la famille et aux proches de M. Legagneur.
Il est donc compréhensible que nos journalistes ne s’aventurent pas à mener des enquêtes frénétiques au risque de leur vie. Nous ne pouvons oublier le sort de Jean Dominique, personnification du journaliste téméraire et éclaireur de la société. Cependant, la corporation des médias doit chercher les voies et moyens auprès de l’État pour assurer la sécurité de tous leurs adhérents, particulièrement de ceux qui choisissent de devenir enquêteurs, investigateurs, commentateurs politiques, directeurs d’opinions. Les médias ne peuvent se contenter de simplement relayer les nouvelles officielles du gouvernement, scruter les opinions des experts de différents domaines, réaliser des micros-trottoirs ou permettre à l’auditoire des radios ou l’audimat des chaines télévisées d’opiner sur les sujets d’actualités. Il faudra aller plus loin.
Nos médias doivent aller à la recherche assidue des réponses aux questions que les responsables évitent d’un revers de main ou avec tact. Ils doivent détourner autant que possible la langue de bois des diplomates. Ils doivent confronter la réalité des faits indéniables au mirage que projettent certaines fois les dirigeants qui nous gouvernent. Ils doivent se souvenir constamment que recevoir et répandre les informations est inscrit dans l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (7). Je félicite la minorité de ceux qui font ce travail mais il doit être étendu à la majorité.
Établir des dossiers d’enquêtes et dresser des bilans gouvernementaux…
La corporation des médias doit chercher tous les moyens légaux pour obtenir les informations que nous doivent nos dirigeants. Dans cette optique, Haïti jouit d’une liberté de la presse étroitement liée à une liberté d’expression, toutes deux acquises au prix du sang. Cependant, il n’existe point de loi explicite sur le libre accès à l’information qui pourrait porter un média à forcer une instance étatique à fournir une information digne d’être rendue publique. La corporation des médias et la société doivent promouvoir constamment la nécessité d’une telle loi.
Cette obligation légale pour accéder à l’information pourrait nous permettre de mieux comprendre par exemple ce qui entrave l’établissement effectif d’un service national de sapeurs-pompiers ; les barrières que confronte la police judiciaire pour enquêter et fournir des résultats à ses enquêtes ; les difficultés de la Justice pour juger les prisonniers ou les libérer ; et expliquer comment le seul cinéma du pays n’arrive pas à fonctionner. On pourra plus aisément voir les écueils dans le système étatique, l’irresponsabilité probable des dirigeants ou peut-être leurs manques de moyens financiers et les prescriptions douces ou amères à appliquer.
Finalement, nos médias semblent faire fi d’une carence de bilans gouvernementaux : Quel est le bilan de la « Caravane du Changement » du Président Moïse à ce jour ? Quel a été le vrai bilan de l’ex-Premier Ministre Lafontant, nonobstant son propre bilan fantastique ? Quel a été le bilan de chaque ministre du précédent gouvernement, qu’ont-ils vraiment accompli durant leurs mandats ? Quel est le bilan du Parlement en général et de chaque parlementaire en particulier ? Et quid de nos maires, CASECs et ASECs, etc. ?
Certains penseront en guise de bilan qu’il y a peu, très peu ou même rien du tout, mais il faut patiemment faire un décompte d’épicier pour que l’on puisse se souvenir et retenir des faits et des noms. Nous ne pouvons laisser des dirigeants de l’État s’éclipser dans la nature sans décharge parlementaire, sans bilan, sans comptes à rendre à quiconque et prêt à retourner sur la scène publique un peu plus tard. « Ayiti pa yon savann !» Il faut savoir de nos dirigeants ce que nous avons obtenu ou ce que nous avons perdu en finances, en temps ou en espoir et surtout savoir en tirer les conclusions idoines. Le progrès sociétal est à ce prix !
À toutes citoyennes et tous citoyens du pays et aux médias en particulier, je souhaite du courage, de l’optimisme réaliste, et du sens du devoir et de la responsabilité pour cette nouvelle année !
Patrick André
Références :
(1) alterpresse.org : « Haïti-Médias : Radio Kiskeya ravagée par un incendie » (22/12/18)
(2) lenouvelliste.com : « Situation de terreur à La Saline : le pouvoir et l’opposition indexés dans le rapport de FJKL » (4/12/18)
(2) Prisons – RNDDH [Réseau National de Défense des Droits Humains] : Fonctionnement du système pénitentiaire haïtien de janvier à octobre 2018
(4) lenouvelliste.com : « Triomphe, l’envers du décor » (9/1/15)
(5) lenouvelliste.com : « Pour Gasner Raymond (1953-1976) » – par Pierre-Raymond Dumas (11/10/11)
(6) voanews.com: “Haiti arrest suspects who say they murdered journalists Legagneur” (6/4/18)
(7) unesco.org: “Déclaration Universelle des Droits de l’Homme »
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