Cela fera bientôt 125 ans depuis que s’est produite l’affaire Lüders, considérée dans l’histoire d’Haïti comme l’un des plus grands conflits diplomatiques avec l’Allemagne, après l’affaire Batsch qui eut lieu en 1872
Les détails de ce conflit diplomatique ont été immortalisés par Me Solon Ménos, alors secrétaire d’État des Finances, du Commerce et des Relations extérieures, dans son ouvrage homonyme paru en 1898. Cependant, il y eut très peu de détails sur le personnage central de ce conflit, à savoir Emile Lüders. Qui était-il ? Cet article se propose de dresser le profil de ce personnage et de sa famille.
Naissance et Parents
Gustave Emile Lüders est né à Port-au-Prince le 2 septembre 1871, soit l’année de la création de l’Empire allemand, et moins d’un an avant l’affaire Batsch. Il est le cinquième enfant de Christian Theodor Lüders (1835-1901), négociant consignataire allemand né à Hambourg.
Theodor Lüders est lui-même fils de Johann Daniel Lüders et de Hanchen Nieden. La mère d’Emile Lüders, Marie Clémence Déjardin est née en 1844 à Port-au-Prince. Elle est fille de Jules Louis Joseph Déjardin, citoyen français né en 1801 à Liège (actuellement ville de la Belgique), et de Marie Anaïs Anne Elizabeth Bruny dite Bermingham, née en 1823 à la Dominique, territoire anglais.
Gustave Emile Lüders est né à Port-au-Prince le 2 septembre 1871.
En vertu de son arbre généalogique, l’on pourrait affirmer qu’Emile Lüders était plutôt germano-français. Cependant, en se référant à l’article 3 de la Constitution de 1867, à l’article 13 du Code civil de 1826, il avait la qualité d’Haïtien vu ses origines africaines du côté maternel.
Il ne pouvait donc pas faire prévaloir la nationalité allemande de son père, l’article 6 de la loi Dubois du 30 octobre 1860 sur les mariages entre Haïtiens et étrangers faisant de lui un Haïtien, ni la nationalité française de son grand-père Déjardin, sa mère étant une fille naturelle née en Haïti, donc elle aussi haïtienne selon l’article 6 de la Constitution de 1843 et le Code civil de 1826.
Il ne pouvait donc pas faire prévaloir la nationalité allemande de son père.
Me Solon Ménos relata dans son livre une histoire sur les origines africaines de Lüders du côté maternel : une certaine Yayoute, native de Guinée, rendue esclave à Sainte-Croix et qui aurait fui cette île pour se réfugier en Haïti et y devenir citoyenne, serait l’arrière-grand-mère maternelle de Lüders.
Cette histoire familiale n’est pas confirmée par les documents d’état civil consultés pour dresser l’arbre généalogique d’Emile Lüders. Ménos affirma aussi qu’Anaïs Bruny, la grand-mère maternelle de Lüders, était née à Jérémie, alors que selon son acte de mariage elle vit le jour plutôt à la Dominique, ce qui ferait d’elle une citoyenne anglaise.
Cette histoire familiale n’est pas confirmée par les documents d’état civil consultés pour dresser l’arbre généalogique d’Emile Lüders.
Celle identifiée sous le surnom de Yayoute par Ménos avait en réalité pour nom Anne Marie Michel, née à la Dominique vers 1796 et décédée à Port-au-Prince en 1869. Elle était la fille de M. Martin et de Marie Ursule, probablement deux anciens esclaves de son île d’origine. Par conséquent, la Constitution de 1816 en son article 44 fit d’elle une Haïtienne après un an de résidence.
La deuxième femme de son père
La date d’installation de Theodor Lüders en Haïti se situerait entre la fin des années 1850 et le début des années 1860, vu qu’il y épousa sa première femme en 1862. Après la mort de Marie Clémence Déjardin, il épousa en secondes noces sa belle-sœur Marie Eulalie Julie Déjardin (née en 1840), veuve d’un français du nom de Jean Paulin Pascal, né en 1831 à Marseille. Theodor Lüders devint vers 1863 copropriétaire de la firme J. Déjardin, Th. Lüders et Co., basée à Port-au-Prince depuis les années 1830 sous le nom de Déjardin et Déserve, et dont la maison mère était à Paris.
Après la mort de Marie Clémence Déjardin, il épousa en secondes noces sa belle-sœur Marie Eulalie Julie Déjardin.
La benjamine des sœurs Déjardin, prénommée Marie Olivia, épousa Friedrich Ludecke, un autre consignataire allemand basé à Port-au-Prince. L’une des petites sœurs d’Emile Lüders, Marie Isaure Yvonne Lüders (née en 1875 en France), épousa George Schwedersky, un germano-américain natif de New York. Une autre jeune sœur, Marie Thérèse Lüders, épousa Carl Otto Christoph Bein, un autre allemand influent, né en 1865 à Hambourg). Bras droit de Gustav Keitel, Bein fut chargé de compter la somme d’argent exigée pour indemniser son beau-frère.
Il va sans dire que, vu ces différents liens de parenté, l’arrestation de Lüders était vraisemblablement reçue comme un affront par la colonie allemande elle-même. La famille Déjardin-Lüders-Ludecke avait une grande propriété à Diquini où se trouvait le caveau familial.
Emile Lüders trancha…
Pour Emile Lüders, il n’y avait pas d’équivoque sur sa nationalité, en se référant au mémoire qu’il envoya à la chancellerie allemande après son arrestation :
« Je suis sujet allemand. Votre Excellence n’ignore pas que les Allemands en position à l’étranger conservent rarement assez de patriotisme pour envoyer leurs enfants en Allemagne, les y faire élever, servir dans l’armée, et y laisser grandir et devenir de vrais Allemands.
Ma famille, à ce sujet, fait exception. Quoiqu’établis depuis de nombreuses années à l’étranger, nous sommes restés de bons Allemands. En ce qui me concerne, j’ai été élevé en Allemagne, et j’ai satisfait à mes obligations militaires à Berlin, en qualité de volontaire d’un an, au régiment des cuirassiers de la Garde impériale, allant dans la suite à Deutz exécuter les exercices prescrits pour le grade d’officier. Ma famille est une des meilleures et des plus considérées d’Haïti, et a été constamment reconnue comme une des premières de la colonie allemande à Port-au-Prince. »
L’on voit dans ce passage qu’Emile Lüders renia tout ce qu’il pouvait avoir d’Haïtien chez lui pour attirer les bonnes grâces de l’Empire allemand. En effet, il était bel et bien enregistré à la légation allemande d’Haïti comme sujet de Sa Majesté Guillaume II de Prusse. Il a aussi bien pris le soin de ne pas mentionner ses origines françaises du côté maternel, ce qui aurait pu être un irritant.
Emile Lüders semble avoir vécu un certain temps à Hambourg, ville natale de son père, pour y recevoir vraisemblablement cette éducation allemande dont il fit allusion. De retour en Haïti, il était le propriétaire des Écuries centrales, compagnie de location de voitures qui se trouvait près de la place Geffrard.
Ses arrestations
Quand il s’opposa, le 21 septembre 1897, à l’arrestation de son cocher, Mr Dorléus Présumé, qui se réfugia dans les locaux de son entreprise, il a été arrêté à son tour au commissariat (où il s’était rendu pour porter plainte) pour refus d’obtempérer et voies de fait contre des officiers de police. Condamné à un mois d’emprisonnement et une amende de 48 gourdes, Lüders fit appel, mais le 14 octobre 1897, la cour d’appel alourdit sa sentence à un an d’emprisonnement et 500 gourdes de dommages-intérêts.
Il est important de rappeler que Lüders était un récidiviste, ayant déjà été condamné pour voies de fait le 7 février 1894 puis gracié deux jours après par le président Florvil Hyppolite. Dans son mémoire au Comte Schwerin et à la chancellerie allemande, il expliqua être victime de violation de domicile et de détention illégale, ayant pour conséquences l’altération de sa santé et des déficits pécuniaires. Il prétendait que les Allemands n’étaient pas bien traités en Haïti, et qu’il fallait une démonstration de force pour assurer leur respect. Ses dires furent renforcés par la pétition de la colonie allemande d’Haïti au Sénat de Hambourg.
L’Affaire Lüders
Dimanche 17 octobre 1897, dans l’après-midi, Ulrich Friedrich Karl, Comte de Schwerin (1865-1946), chargé d’affaires de la Légation allemande, faisant fi de toute étiquette diplomatique, se rendit au Palais national pour communiquer au général Tirésias Auguste Simon Sam un ultimatum de 24 heures pour libérer Emile Lüders, destituer les juges qui l’ont condamné, et révoquer les officiers de police qui l’ont arrêté.
La Chancellerie allemande confirma de telles instructions. À la suite d’un stratagème avec le ministre étasunien de l’époque, Mr William F. Powell, demandant la grâce d’Emile Lüders pour éviter le chaos, Lüders et Présumé furent libérés le 22 octobre 1897.
Ils ont quand même passé un mois en prison, soit l’équivalent de leur première condamnation. Le prétendu allemand fut embarqué pour New York, ce qui fut interprété par la Wilhelmstraβe comme une expulsion plutôt qu’un moyen de le protéger. Lüders se rendit ensuite à Berlin pour y plaider sa cause et exiger réparation.
Il prétendait que les Allemands n’étaient pas bien traités en Haïti, et qu’il fallait une démonstration de force pour assurer leur respect.
Le 6 décembre 1897, les navires-écoles allemands SMS Charlotte et SMS Stein, en provenance de Saint Thomas, étaient dans la baie de Port-au-Prince pour exercer la fameuse diplomatie de la canonnière.
Après avoir donné son ultimatum de 4 heures, le Capitaine August Thiele obtint le même jour le versement d’une indemnité de 20 000 dollars, une lettre d’excuses du gouvernement haïtien et un salut de 21 coups de canon tirés par la Crête-à-Pierrot. Le 8 décembre 1897, le comte de Schwerin fut reçu en audience par le président Sam.
De la réputation familiale
L’affaire Emile Lüders sembla n’avoir pas affecté la réputation de sa famille. En témoignent les articles publiés dans les quotidiens Le Nouvelliste et Le Matin à la suite de la mort subite de Théodore Lüders en 1901 à Paris, puis lors des funérailles de Jules Daniel Lüders (1863-1915), son fils ainé et grand frère d’Emile Lüders, qui fut un exportateur de tabac.
La famille fut ensuite représentée par Ernst Friedrich Anton Lüders, né en 1902 à Hambourg, homme d’affaires qui fut distributeur des produits pharmaceutiques Bayer et nommé consul de la Hongrie en 1938. Lors de la campagne antigermanique de la Seconde Guerre Mondiale, Ernst Lüders fut interné aux États-Unis (à Camp Kenedy, au Texas) comme d’autres compatriotes d’Haïti.
L’affaire Emile Lüders sembla n’avoir pas affecté la réputation de sa famille.
Bien que l’une des exigences de l’Empire allemand était la possibilité pour Emile Lüders de rentrer en Haïti sans inquiétude, ce dernier sembla s’installer définitivement en Allemagne. Il y épousa deux Allemandes, Paula Amalie Mathilde Wiebeking en 1899, native de Hambourg, puis en secondes noces Gertrud Magdalena Anna Hedwig von Meding, sa veuve.
La mort de Lüders
Ses deux mariages semblèrent ne pas avoir donné de descendance. Gustave Emile Lüders mourut le 17 juin 1939 d’un cancer du côlon à Stettin, ville de l’ancienne Prusse faisant maintenant partie de la Pologne. Quant au reste de la famille Lüders, elle s’éparpilla en France, en Allemagne et aux États-Unis.
Joseph Bernard Jr.
Image de couverture : Portrait d’Emile Lüders en 1898 | Source : Parution du 5 janvier 1898 du quotidien The Roanoke Times (via MyHeritage) | Conception : AyiboPost
Comments