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Echanges avec l’ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine

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Smith Augustin évoque dans cette entrevue la politique du président Luis Abinader, le projet de construction d’un mur entre Haïti et la république voisine, le dossier Youry Chevry, son salaire…

Kidnapping de dominicains en Haïti, projet de construction d’un mur entre les deux pays, demande d’extradition d’un opposant politique au président Jovenel Moïse… les relations entre Haïti et la République Dominicaine sont dans l’œil d’un cyclone.

En toile de fond se retrouve une balance commerciale largement favorable au pays voisin, un protectionnisme économique dénoncé par des producteurs haïtiens et des antécédents historiques toujours non digérés des deux côtés de l’ile.

Une quinzaine de responsables de médias et de professionnels haïtiens rendent visite aux travailleurs de la presse dominicaine entre le 5 et 7 février, avec l’assistance de la Fondation Zile. AyiboPost en a profité pour rencontrer Smith Augustin, ambassadeur plénipotentiaire d’Haïti en République Dominicaine depuis aout 2020.

L’ambassadeur Augustin Smith rencontre Luis Abinader. Photo: Acento

Comment voyez-vous la politique du président Luis Abinader envers Haïti?

Le président a une vision correcte d’Haïti parce qu’il a une vision progressiste des relations. Il a de très bons rapports avec le président Jovenel Moïse.

J’ai de la chance d’être ambassadeur pendant l’un des meilleurs moments d’Haïti avec la République Dominicaine.

Depuis plus d’une décennie, Haïti est une priorité dans la politique étrangère dominicaine.

Haïti doit faire de sa relation avec la république voisine une priorité dans sa politique étrangère. Depuis plus d’une décennie, Haïti est une priorité dans la politique étrangère dominicaine.

Peut-on parler de «meilleur moment» quand on se trouve en présence d’un président qui veut construire un mur pour se séparer d’Haïti?

C’est une question très polémique. Entre le discours et la réalité, il y a tout un monde de différence. Le mur est un projet, en même temps, c’est un discours politiquement correct.

Avec ce qui se passe en Haïti, les dominicains ont peur de l’immigration. Il est important qu’ils disent quelque chose qui puisse calmer. Quand le président a fait cette annonce, il y avait deux dominicains kidnappés en Haïti.

Dans tout ce qu’il a dit avant, il y a des choses plus positives. Il veut plus construire des ponts que des murs. C’est quand même regrettable ce qu’il a dit. C’est triste. Ce sont des déclarations qui font peur et qui attaquent l’espoir que nous avons. Mais je reste optimiste.

Le discours a été fait 27 février, dans un contexte de ferveur nationaliste. Je ne veux pas juger le président sur un discours.

Pourquoi le responsable de la communication d’Haïti en République Dominicaine n’est pas un haïtien?

José Luis Soto, fondateur « d’Espacinsular » (espace insulaire)

Il n’est pas obligé d’être haïtien. Je l’ai recruté personnellement sur place. Il n’est pas diplomate. J’avais besoin de quelqu’un qui comprend les relations haïtiano-dominicaines, qui a la confiance de la presse dominicaine, qui y a des entrées, qui a des compétences pour faire ce travail. J’ai trouvé cela dans un dominicain. Il aurait été plus difficile de trouver un haïtien avec toutes ces facilités dans la presse. Cela nous permet de véhiculer le discours que nous voulons.

José Luis Soto est le fondateur du plus grand média en ligne spécialisé dans les relations entre Haïti et la République Dominicaine. Cela s’appelle « Espacinsular » (espace insulaire).

Vous parliez de la nécessité d’animer le dialogue interculturel. Ne pensez-vous pas qu’avoir un Haïtien dans cette position aurait pu aider?

J’ai des Haïtiens dans mon équipe de communication.

Qu’est-ce qui empêche le rééquilibrage de la balance commerciale entre les deux pays?

La faible production de l’économie haïtienne. Depuis quelque temps, la République Dominicaine produit pour vingt millions de personnes, parce qu’elle sait qu’il y a un marché haïtien qui absorbe. L’économie haïtienne est une économie de rente. Les gens font du commerce, mais ils produisent très peu.

Il y a quand même des produits haïtiens qui ont des difficultés pour rentrer en République Dominicaine, comme la bière Prestige ou le Rhum Barbancourt.

Des mesures sont prises pour protéger les acteurs économiques du marché. Tous les pays le font. Avec plus de production, nous aurions plus de pouvoirs économiques. Puisque la production de bière dominicaine est abondante, ils peuvent mettre en place une politique protectionniste parce que, ce sont les produits dominicains qui intéressent les autorités dominicaines, et non les produits haïtiens.

Depuis votre arrivée à la tête de l’ambassade, quelles sont les initiatives que vous avez prises pour rééquilibrer et encourager les producteurs haïtiens?

Pour l’instant, nous travaillons plus avec les producteurs haïtiens sur le terrain. Le travail spécifique avec les producteurs doit se faire en Haïti avec les ministères du Commerce et de l’Économie.

Que faites-vous contre le racisme systémique dirigé contre les Haïtiens ici en République Dominicaine?

C’est le dialogue interculturel, ce sont les échanges. Les dominicains n’ont même pas construit le racisme, il est présent aussi en Haïti. C’est un héritage du colonialisme qui fait qu’on a créé le racisme pour établir une domination culturelle, une domination humaine. La RD en a hérité. Et comme dans le classement social occidental, le noir se trouve en bas de l’échelle, ils se servent de cette arme.

Je ne vais pas attaquer le racisme, parce qu’il est une conséquence et pas la cause du problème.

Je ne vais pas attaquer le racisme, parce qu’il est une conséquence et pas la cause du problème. J’attaque la question de l’intégration de la communauté. Si on a plus d’enfants sur les bancs de l’école, ils n’auront pas besoin de moi pour se défendre, ils pourront se défendre eux-mêmes. Si les Haïtiens reçoivent un salaire correct, ils marcheront de façon plus décente, ils vivront d’une autre manière, ils auront d’autres idées.

La porosité de la frontièrefait du tort à Haïti…

C’est d’abord le rôle du pouvoir central d’avoir une politique de sécurité frontalière. Qu’est-ce que nous pouvons faire ? Nous avons au sein de l’ambassade une section qui travaille sur la coopération policière. La lutte contre la criminalité transnationale (trafic d’armes, de véhicules) se fait dans le cadre de coopérations internationales. Nous permettons beaucoup plus de dialogues. Plusieurs rencontres ont été réalisées.

Smith Augustin discute avec le média El Dia

Quelle est votre implication dans le dossier Youry Chevry?

Je suis le représentant de l’État haïtien ici, et l’État a fait une demande d’extradition. Et selon la loi dominicaine, les communications se font à travers l’ambassade. La demande sera analysée par la chancellerie dominicaine, et ils devront produire une réponse.

Pensez-vous qu’il s’agit d’une demande justifiée?

Je n’ai pas à juger la demande. C’est un pouvoir en place qui a un individu faisant face à des accusations. Puisqu’il est recherché par la police, il y a une demande d’extradition pour qu’il vienne se défendre devant la justice. Si cela se matérialise, il se défendra et peut-être prouvera-t-il que l’accusation a été infondée. C’est à la justice de trancher.

Pourquoi un professionnel aussi accompli décide de prêter ses services au Parti Haïtien Tèt Kale, qu’on accuse de nombreuses dérives aujourd’hui?

Je ne travaille pas pour PHTK, pas du tout. Je travaille avec l’État haïtien. En ce moment, le parti au pouvoir, c’est le PHTK. Ce que je fais sera mon bilan comme ambassadeur ou celui du ministère des Affaires étrangères. Ce ne sera pas un bilan du PHTK.

Je ne travaille pas pour PHTK, pas du tout. Je travaille avec l’État haïtien.

Je ne suis pas membre du PHTK. Le bilan du pays va au-delà du bilan du PHTK.

J’ai accepté ce poste premièrement parce que je suis un passionné des relations entre Haïti et la République Dominicaine.

N’êtes-vous pas mal à l’aise avec la tournure que prend le régime en place?

Non. Non. Je n’estime pas qu’il y ait de bonnes raisons pour que je sois mal à l’aise. Les relations politiques en Haïti sont très difficiles. Autant que vous pouvez reprocher le gouvernement pour ses manquements, autant vous pouvez faire le même exercice pour l’opposition.

Honnêtement, ce qui me met mal à l’aise c’est que je n’ai pas l’impression qu’on a une alternative dans le discours de l’opposition contre ce gouvernement. Les trois quarts de ceux qui ont un discours pour la transition ou contre le gouvernement en place étaient partie prenante d’une expérience qui n’a abouti à rien.

Le gouvernement n’est pas irréprochable.

Quelles sont vos réalisations concrètes?

Il est [trop] tôt pour faire le bilan. Je suis encore en construction.

On critique les ambassadeurs haïtiens à l’étranger pour leur train de vie luxueux alors qu’ils ne font pratiquement rien. Est-ce le cas?

La misère est tellement grave en Haïti que le minimum est considéré comme un luxe (j’ai une piscine chez-moi par exemple). Je représente mon pays, et comme tel, vous devez avoir un minimum. Comme ambassadeur, vous recevez des ambassadeurs.

Des gens accepteraient de vivre dans un petit appartement, mais j’ai refusé.

Des gens accepteraient de vivre dans un petit appartement, mais j’ai refusé. Parce que je dois vivre quelque part où, si le ministre ou un sénateur (…) est de passage, je peux lui offrir une chambre. L’espace doit être propre et décent.

Combien cela coûte au trésor public?

Il subsiste des préjugées sur la question. J’ai six mois, je n’ai pas encore de salaire. Les gens doivent voir cela aussi.

Avec un salaire autour de 5 000 dollars américains, en République Dominicaine ce n’est pas grand-chose. Si vous avez deux enfants, vous devez payer un appartement. Un fils de diplomate se rend à une école spécifique. Si vous invitez un ambassadeur, vous ne pouvez pas l’inviter dans un McDonald.

L’ambassadeur a 1 500 dollars de frais de représentation. Ce n’est pas énorme.

En tant que chef de mission, on vous paie le loyer. La République Dominicaine vous donne un chauffeur avec garde du corps.

Comment gérez-vous le problème de productivité de l’ambassade?

C’est un problème général qui ne concerne pas uniquement la République Dominicaine. Les recrutements ne sont pas faits à travers des besoins. Ce sont des gens qui viennent s’adapter en dehors du cadre d’un besoin identifié. Sous ce gouvernement, le ministre Claude Joseph favorise des jeunes qui étaient déjà au service interne du ministère des Affaires étrangères.

¾ des gens de la mission ne parlent pas espagnol.

¾ des gens de la mission ne parlent pas espagnol. Je ne sais pas comment ils ont fait pour trouver ce job.

Quels sont vos grands objectifs comme ambassadeur?

J’ai quatre objectifs généraux. Je veux d’abord réorganiser le travail dans l’ambassade. Je veux passer d’une diplomatie réactive à une diplomatie proactive. Il faut anticiper les problèmes pour pouvoir les aborder.

Je veux aussi restaurer l’autorité de l’État haïtien ici. Au commencement, les dominicains ne considèrent pas les Haïtiens comme de vrais interlocuteurs. Il y a aussi une tradition de chargés d’affaires en Haïti. Ce poste est limité par rapport à la capacité d’agir de son détenteur qui ne peut même pas rencontrer le président de la République.

Je veux permettre plus de collaboration entre les deux autorités afin qu’elles puissent travailler ensemble.

Je veux œuvrer au rééquilibrage de la balance commerciale entre les deux pays. Pour ce faire, l’ambassade doit au moins comprendre le commerce entre les deux pays pour faire en sorte que beaucoup plus d’Haïtiens puissent investir et que les produits haïtiens prennent beaucoup plus d’importance sur le marché dominicain.

Le quatrième point porte sur mes objectifs socioculturels. Il y a la culture comme patrimoine à valoriser notamment à travers des activités socioculturelles. Il y a aussi la culture comme savoir. Je travaille beaucoup sur le statut des étudiants haïtiens en République Domincaine, c’est un grand défi. Actuellement, il y a plus d’étudiants haïtiens en République Dominicaine que des étudiants haïtiens inscrits à l’Université d’État d’Haïti. Près de 80 % étudient avec un visa de touriste. Ils doivent avoir un visa d’étudiant. Le chancelier en a fait la promesse publiquement depuis décembre.

Quelles sont vos plus grandes difficultés?

La plus grande difficulté est d’arriver à travailler avec la communauté. Elle est habituée avec des ambassadeurs qu’elle estime qui ne l’accompagne pas réellement. C’est parce qu’ils sont dans une logique « assistantialiste ». Quand ils viennent vous voir, ils voudraient que vous les aidiez directement. Ils ne comprennent pas que vos frais de fonctionnement ne vous permettent pas de réaliser cela.

Le plus gros problème des Haïtiens est la question des documents (acte de naissance, passeport). Des efforts sont faits, mais ce problème sera résolu quand on aura vraiment un système autonome.

Smith Augustin enseigne au département de sociologie de l’université Laval, au Canada. Juriste et philosophe, il se présente comme spécialiste des relations entre les deux pays. L’ancien consultant de l’ONU en Haïti a étudié en République Dominicaine et en France.

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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