Dans le cadre du quatorzième PapJazz, le Festival de jazz de Port-au-Prince, l’une des têtes d’affiche, Dee Dee Bridgewater, s’est assise pendant quelques minutes avec Ayibopost. Retour sur une entrevue inspirante
Elle s’appelle Denise Eileen Garrett, mais le monde musical la connaît sous le nom de Dee Dee Bridgewater. Crâne rasé, lunettes de soleil, c’est l’une des plus grandes chanteuses de Jazz qui nous accueille sur un canapé, dans la cour animée de l’hôtel Karibe. Elle est sans conteste la tête d’affiche de cette édition du PapJazz.
Dans moins de trois heures, la 14e édition du Festival de jazz de Port-au-Prince débute, ce samedi 18 janvier. Le staff du festival est affairé. Quelques spectateurs sont déjà arrivés et attendent. Sur le stage, à quelques mètres de nous, des notes de jazz fusent, comme pour rappeler la fête qui va avoir lieu.
Au milieu de toute cette agitation, Dee Dee Bridgewater, récipiendaire de trois Grammy Awards, entre autres prix, reste calme. Seule sa voix enjouée trahit l’émotion qu’elle ressent d’être là.
Un rêve devenu réalité
L’artiste qui a fait le tour du monde en concerts et en tournées met les pieds pour la première fois en Haïti. Elle se dit comblée. « Je suis excitée d’être là, dit-elle. C’est un rêve qui se réalise, car ce pays m’a toujours fascinée. Il s’est battu pour son indépendance, il s’est levé contre l’oppresseur et a beaucoup souffert à cause de cela. Il fallait que je vienne pour voir ce pays de mes propres yeux. »
« Cela fait longtemps que j’essaie de venir, mais cela ne s’est pas réalisé. J’ai rencontré Raoul Peck, lors du tournage de l’un de ses films en France, Corps plongés. Avec lui aussi j’essayais de trouver un moyen de venir, sans succès. Quand on nous a contactés pour le PapJazz, j’étais très heureuse. C’est important pour moi d’être là. Je sens une connexion. »
Accompagnée de sa petite équipe — manager, ingénieur de son, bassiste et batteur — la grande voix du Jazz regrette de ne pas pouvoir rester plus longtemps pour tout visiter, mais a hâte de rencontrer le public. « Pour moi c’est comme un premier rendez-vous, affirme-t-elle, un rendez-vous à l’aveugle. Je veux que toute mon équipe ait cette expérience. Je veux que nos yeux soient grands ouverts ! Déjà, pour commencer j’ai goûté à la cuisine haïtienne, et j’ai adoré. »
Être là à tout prix
En raison de la situation difficile qu’a connue le pays pendant le dernier trimestre de 2019, plusieurs artistes et groupes qui devaient se produire au festival ont annulé. Milena Sandler est l’une des responsables de la fondation Haïti Jazz, initiatrice de ce festival annuel.
Elle avoue que les défis pour organiser cette quatorzième édition étaient grands. « Le pays lock nous a affectés durement, explique-t-elle. Au moins trois ambassades ont annulé la venue de leurs groupes. Des artistes français qui devaient venir ont désisté, à cause de la note de l’ambassade de France qui décourageait les Français de venir en Haïti. »
Dee Dee Bridgewater, elle, assure qu’il n’était pas question de se décommander. « Pas une seule seconde je n’ai hésité, dit-elle. Je ne sais pas exactement ce qui se passe dans le pays, mais moi je n’ai pas peur. Je me considère comme une ambassadrice de la musique. Et quand je viens dans un pays que l’on dit peu sûr, c’est une façon pour moi de faire comprendre aux gens qu’il y a des personnes qui pensent à eux. »
« Je comprends que vous avez des difficultés économiques que vous devez surmonter, continue-t-elle. Sur la route entre l’aéroport et l’hôtel, j’ai vu les petites échoppes des marchandes et j’ai compris le contraste. Il y a ces grosses maisons luxueuses, il y a cet hôtel, et il y a aussi ces pauvres gens. J’ai vu. »
« Je me reconnais en vous »
Dee Dee Bridgewater se dit apolitique, mais assure que certains problèmes du pays sont en partie dus à la couleur de peau de ses habitants. « Haïti est comme Cuba, dit-elle. Deux pays qui ont beaucoup souffert. Une fois, j’étais à La Havane, et quand j’ai vu les gens j’ai réalisé cela. C’est parce qu’ils sont noirs. De même pour Haïti. Les puissants de ce monde font tout pour cacher la vraie réalité de ces pays. »
« Quand je vais dans ces pays-là, ou maintenant que je suis en Haïti, je me reconnais dans les personnes que je vois. Je vois des gens qui me ressemblent. Et c’est aussi pour cela que je suis là, pour me voir. J’en ai besoin. »
« Quand je vais dans ces pays-là, (…) je vois des gens qui me ressemblent. Et c’est aussi pour cela que je suis là, pour me voir. J’en ai besoin. »
« Aux États-Unis, poursuit-elle, surtout dans le Sud, le racisme est encore fort. Moi je viens du Nord des USA, mais comme beaucoup de gens de couleur, j’ai dû essayer de me fondre dans la masse, pour que je sois acceptée. Et pour cela je dois dire merci à Haïti, parce qu’il est un exemple pour les Noirs du monde, et surtout les Noirs-Américains. »
Pendant un moment, Dee Dee Bridgewater enlève ses lunettes et on voit des larmes qui perlent au coin de ses yeux. « Hier j’étais sur mon balcon et j’ai pleuré, avoue-t-elle d’une voix émue. Je ne comprends pas pourquoi les gens comme nous, les gens de couleur doivent souffrir autant. Cela fait tant d’années que nous souffrons, et je ne suis pas sûre que de mon vivant je verrai la fin de tout cela. »
Une édition qui promet
Le concert de Dee Dee Bridgewater a eu lieu samedi soir, au Karibe hôtel. PapJazz, le désormais célèbre Festival de jazz de Port-au-Prince, quant à lui, poursuit avec sa programmation. Trois concerts payants ont lieu au Karibe. Tous les autres événements sont gratuits, notamment à l’université Quisqueya.
D’autres groupes iconiques du Jazz, comme Take 6, groupe a cappella multirécipiendaire de Grammy Awards, sont également de la partie. Des artistes haïtiens confirmés, dont le célèbre chanteur Eddy François, ou de nouvelles têtes comme Danola, honorent le festival de leur talent.
Cette année encore, selon Milena Sandler, PapJazz fait la part belle à l’écologie. Les verres sont réutilisables, les bouteilles d’eau en plastique sont remplacées par des gourdes à usage multiple. Les spectateurs pourront adopter un arbre en vue de reboiser le parc la Visite, et auront aussi l’opportunité de signer une pétition contre l’usage des assiettes en styrofoam.
Tout le monde peut télécharger l’application du festival, disponible pour Android et iOS, afin d’avoir en temps réel les dernières informations.
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