SOCIÉTÉ

Des propriétaires refusent de louer leur maison aux gens qui fuient l’insécurité de Martissant

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« Je sais qu’il existe de bonnes personnes dans ces quartiers. Mais par prudence, je préfère ne pas faire affaire avec elles, vu qu’il me serait très difficile de les distinguer.»

Lynn Clerval est étudiante en Service social à la Faculté des Sciences humaines (FASCH-UEH).  Les affrontements armés à Martissant le 1er juin 2021 l’ont poussée à quitter sa demeure. Elle habitait à Fontamara avec sa mère. Elles étaient contraintes de trouver un autre appartement à affermer. La tâche leur était très difficile, car les propriétaires sont nombreux à ne pas vouloir de locataires qui viennent de Fontamara et de Martissant. 

« J’ai contacté près de vingt propriétaires à Christ-Roi, Nazon, Bourdon, Pétion-Ville, des quartiers qui ne sont pas contrôlés par des gangs. Ils m’ont tous exigé de leur dire où j’habitais avant. Quand je leur ai demandé pourquoi c’est si c’est important, ils m’ont répondu sans langue de bois que c’est une façon d’éviter les clients qui viennent de ces endroits, et d’autres quartiers qualifiés de zones rouges”, se souvient-elle.

Selon plusieurs rapports de droits humains, au moins 20 000 personnes ont fui Martissant et les zones avoisinantes. Cette jeune étudiante de 28 ans était parmi les déplacés. Après avoir laissé Fontamara, elle a passé deux mois chez un ami, tandis que ses recherches se poursuivaient. Elle a finalement pu trouver un logement à Canapé-Vert, en omettant de révéler au propriétaire et à l’agent immobilier qui lui a facilité la transaction qu’elle venait de Fontamara. 

« Pour la grande majorité d’entre eux, Martissant est un cancer, un endroit qui ne produit pas de bonnes personnes. Même quand vous êtes une fille, ils pensent que vous êtes la complice d’un bandit et que vous leur apporterez des problèmes. C’est pour cela que j’ai gardé secret l’endroit d’où je venais. Sinon, ils auraient sans doute refusé de faire affaire avec moi », dit Clerval.

Persona non grata

Moricette est courtier immobilier. Il joue le rôle d’intermédiaire dans les transactions de location, d’achat et de vente de maisons. Dans l’exercice de sa profession, il dit rencontrer beaucoup de clients venant  des quartiers de Martissant et de Fontamara durant ces derniers mois. Le courtier confirme que des propriétaires de maisons sont réticents à l’idée d’accueillir ces déplacés, et parfois les refusent catégoriquement. Les quartiers qu’ils préfèrent sont Pétion-Ville, Turgeau, Bourdon, etc.

C’est le cas d’Ener Compère, un propriétaire de maison à Delmas 32. Il croit dur comme fer que c’est une très mauvaise idée de faire confiance aux gens qui viennent de Martissant. « Je sais qu’il existe de bonnes personnes dans ces quartiers. Mais par prudence, je préfère ne pas faire affaire avec elles, vu qu’il me serait très difficile de les distinguer.»

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Pour aider ses clients qui fuient ces quartiers, Moricette dit être obligé de se ranger parfois de leurs côtés. « Je ne dis pas toujours la vérité aux propriétaires de maison. Quand je suis dans une situation où je sens que mon client veut à tout prix habiter dans une zone plus ou moins épargnée du banditisme, je dis aux propriétaires que ces gens viennent de Montagne Noire, de Pétion-Ville, de Delmas 75, etc. », explique t-il. 

« Il y a environ une semaine, j’ai rencontré un client qui venait à peine de laisser Portail Léogâne. Il m’a tout avoué. Je lui ai trouvé un appartement aux environs de Bourdon. Pour faciliter la transaction, j’ai expliqué au propriétaire que c’est une personne que je connais très bien, et qu’elle venait de Delmas 48. Si j’avais dit la vérité, l’affaire n’aurait pas eu lieu », a t-il fait savoir, avant d’expliquer qu’il s’agit de sa profession, et que sans les transactions, il ne gagne pas d’argent.

Stigmatisation très présente

Les déplacés de Martissant ne font pas seulement face à l’hostilité des propriétaires, mais parfois aussi à celle de toute une localité. Wiguens Ducléon, un ancien résident de Martissant, raconte la façon dont les habitants de Léogâne, une commune où sa famille possède une maison, l’ont accueilli quand il est arrivé dans la zone, avec ses parents.

« Nous étions nombreux à avoir quitté Martissant. Parmi les personnes qui nous accompagnaient, beaucoup n’avaient pas d’endroit où aller. On était donc obligés de les accueillir chez nous », se rappelle Ducléon. 

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« Quand nous sommes arrivés dans la commune, les gens ont crié “les voici ! Ils quittent Martissant pour venir remplir notre quartier”. Nous étions vraiment traumatisés», regrette-t-il. A cause de cet accueil, il lui a fallu plusieurs mois avant de s’intégrer dans la communauté léogânaise.

Cette stigmatisation pèse lourd également sur Lynn Clerval, surtout quand il s’agit de dire publiquement qu’elle vient de Fontamara. “C’est difficile de l’avouer, explique-t-elle. Par exemple, je ne mets jamais dans mon Curriculum vitae que je viens de Fontamara, car je sais l’image que les gens se sont forgés à l’égard des gens qui viennent de ces quartiers”.

L’histoire se répète

Cette situation n’est pas nouvelle en Haïti. En 2020, des gens qui étaient contraints de laisser Shada 2, un bidonville au Cap-Haïtien, l’ont aussi vécue. Ce  quartier populaire était connu comme une localité réputée dangereuse. Avant sa destruction en juin 2020, il était le fief du gang « Aji Vit ». En conséquence, les gens qui y résidaient ne pouvaient pas se relocaliser à cause de l’étiquette de bandit qui leur collait à la peau.

Josiane Bien-Aimé, agronome, avait expliqué à AyiboPost comment certains ont eu toutes les peines du monde à s’installer ailleurs, après le rasage de Shada 2.  « Des personnes ont voulu s’installer à Petite-Anse, une cité non loin de Shada 2. Mais des policiers les en ont empêchés, leur disant qu’ils ne leur permettraient pas d’aller pourrir les autres quartiers de la commune ».

Je ne dis pas toujours la vérité aux propriétaires de maison. Quand je suis dans une situation où je sens que mon client veut à tout prix habiter dans une zone plus ou moins épargnée du banditisme, je dis aux propriétaires que ces gens viennent de Montagne Noire, de Pétion-Ville, de Delmas 75, etc. 

Des brigades ont été érigées dans certains quartiers, contrôlant jour et nuit quiconque voudrait s’y installer. « Si les nouveaux venus ont des liens éventuels avec Shada, on refuse catégoriquement qu’ils s’y installent », avait-elle raconté à notre rédaction.

Sur les réseaux sociaux, la stigmatisation persiste. Il suffit d’y jeter un œil pour voir comment certaines personnes voient les gens qui viennent de ces quartiers habités par des gangs armés. Mais l’exemple type avancé par plus d’un pour démanteler cette thèse reste le cas de Grégory Saint Hilaire. Cet étudiant finissant à l’Ecole normale supérieure avait refusé le gangstérisme que lui offrait Village-de-Dieu, au profit de ses études. Il a été assassiné le vendredi 2 octobre 2020.

Jimmy Larose

*Lynn Clerval et Mauricette sont des noms d’emprunt.

Plus connu sous le nom de Jim Larose, Jimmy est auteur, juriste, professeur d’anglais et journaliste-rédacteur à AyiboPost depuis septembre 2021. Passionné de la plume, il prépare son premier ouvrage titré : « Essai sur la chute libre d’Haïti et son système éducatif »

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