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Des Haïtiens pensent trouver en Turquie un eldorado. La réalité est bien différente.

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Beaucoup d’Haïtiens souhaitent immigrer en Turquie. La réalité de ce pays est très différente de ce qu’on leur promet

Gabrielle n’a pas mis longtemps à se rendre compte qu’elle était dans une sale situation. Dès son arrivée à Istanbul en Turquie, elle a commencé à flairer l’arnaque. Le visa pour lequel elle avait dépensé tant d’argent en Haïti ne coûtait en réalité que 25 dollars. Il était électronique et pouvait s’acheter à l’aéroport même.

La sensation de s’être fait arnaquer a pris plus de force dans les heures qui ont suivi. Quelqu’un était venu la chercher à l’aéroport pour l’amener à la maison, ce qui faisait partie des services auxquels elle avait droit, après avoir payé son voyage vers la Turquie.

Mais la maison n’était qu’un petit espace dans un sous-sol délabré, au cœur d’un quartier sale et mal famé. On était au mois de novembre, en plein hiver, et il n’y avait aucun système de chauffage.

A l’intérieur, elle devait partager avec trois hommes un tapis posé à même le sol, pour dormir. « Donne 100 dollars pour qu’on t’achète un lit, lui dit celui qui était venu la chercher. Le loyer est de 300 dollars le premier mois, et 200 dollars pour les mois suivants. »

« Demain, nous irons avec toi pour te trouver du travail si tu veux, et entamer le processus pour ton permis de séjour », lui dit l’une des autres personnes qui étaient là. Mais Gabrielle ne voulait déjà plus rester dans cette maison, dans ce pays. « Je veux partir, dit-elle. Appelez un taxi.» Elle voulait se rendre dans un hôtel, pour deux jours, en attendant que l’ami de la famille qui l’a fait voyager en Turquie s’occupe de lui trouver un meilleur endroit.

Mais l’homme qui était venu la chercher ne voulait pas qu’elle parte, et la menaça. Devant l’obstination de la jeune fille, il finit par céder et appela le taxi. « Peu importe ce qui t’arrive maintenant, je n’en suis  pas responsable », gronda-t-il alors que le taxi s’enfonçait dans la nuit d’Istanbul, avec Gabrielle à bord.

Un voyage coûteux

Gabrielle n’avait pas l’intention de se rendre en Turquie. Mais elle était malade et devait se faire soigner. Un ami de la famille a expliqué à ses parents qu’il pouvait l’aider à se rendre en Europe pour recevoir des soins. Mais il fallait passer par la Turquie, leur avait-il expliqué. «Il nous a dit que ce serait plus facile pour lui de m’aider à obtenir un visa Schengen, si j’étais en Turquie. Puis dans une semaine, je pourrais rentrer en Allemagne.»

C’était en 2020. L’homme avait demandé 2500 dollars pour « le processus ». Le billet aller-retour n’était pas inclus. C’était à Gabrielle de s’en charger. Elle n’en a pas trouvé a moins de 1600 dollars. En outre, elle devait avoir 1500 comme argent de poche pour ne pas se faire refouler à l’aéroport. L’itinéraire était défini. Elle passerait d’abord par la République dominicaine, puis le Panama, pour enfin arriver en Turquie. Le visa était valide pour trois mois.

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Finalement, sa famille a dépensé bien plus d’argent que prévu, car c’était sans compter les annulations de billets qu’il fallait racheter, plus chers, les frais de visa de la République dominicaine, etc.

Lorsqu’elle a laissé le taudis dans lequel on l’avait amenée, Gabrielle s’est rendue dans un hôtel. Elle avait peur. Elle ne connaissait pas la langue. Et elle n’avait presque plus d’argent sur elle.

Dans son désespoir, elle fait une recherche sur Facebook, pour essayer de trouver des Haïtiens qui vivent à Istanbul. Gabrielle tombe alors sur Fulton, qui dit vivre en Turquie. Ils se parlent, elle lui explique sa situation. Elle ne comprend que bien plus tard que Fulton est au cœur d’un réseau qui exploite des Haïtiens en Turquie. Lui et l’homme qui était venu la chercher à l’aéroport travaillent ensemble. Ils s’occupent de trouver un logement aux nouveaux arrivants, et de leur trouver du travail, en contrepartie de versements réguliers.

Une vie difficile

Cette nuit à l’hôtel, Gabrielle s’en souvient parfaitement. Elle se souvient de toutes les personnes qu’elle a contactées, pour trouver de l’aide. L’homme qui l’avait fait venir, sous prétexte de la faire voyager en Europe, a commencé subtilement à lui faire comprendre qu’elle devait rester en Turquie. L’arnaque prenait forme.

L’une des personnes contactées cette nuit-là l’a toutefois mise en relation avec d’autres Haïtiens qui vivent à Istanbul, et qui voulaient l’aider. Ils sont venus la chercher le lendemain. « Ils m’ont dit qu’ils étaient dix hommes dans la maison. Mais de toute façon je n’avais pas le choix », se rappelle Gabrielle.

C’est dans cette maison qu’elle comprend mieux la réalité des Haïtiens qui partent pour la Turquie. Chacun avait payé un montant différent pour son voyage. Certains avaient déboursé plus de 4000 dollars pour le fameux « processus ». Le billet était un aller-retour, mais une fois qu’ils étaient arrivés, certaines agences annulaient le ticket retour, et se faisaient rembourser l’argent par la compagnie aérienne.

Cela condamnait ces Haïtiens à rester en Turquie aussi longtemps qu’il le fallait pour racheter un billet retour, s’ils souhaitaient rentrer dans leur pays. Le réseau de Fulton confisque même certains passeports, selon des témoignages de l’un des hommes avec qui elle partageait la maison.

« Ils te promettent du travail mais en réalité ce sont des emplois sous-rémunérés, surtout dans le textile, explique Gabrielle.  Ces emplois ne payent pas plus de 200 dollars par mois et au début cela va jusqu’à 160 dollars.»

Pour économiser, beaucoup de réfugiés haïtiens se mettent à plusieurs dans une maison. « Ils essayent ainsi de diviser le prix du loyer. S’ils sont dix, chacun ne paiera que 40 dollars pour un loyer de 400 dollars », poursuit-elle. L’autre façon d’économiser est de renoncer à la bonne nourriture. « Dans certaines factories, on donne à manger, mais c’est de la nourriture de mauvaise qualité, et qui n’est pas bonne pour la santé. Les Haïtiens s’en contentent, et s’y adonnent. Ils ne font à manger que les weekends. »

Eldorado ?

Pourtant de plus en plus d’Haïtiens semblent s’intéresser à se rendre en Turquie. Une rapide recherche sur Facebook montre que les agences qui proposent ce voyage pullulent. Les prix varient entre 2500 et 3000 dollars américains.

Une responsable d’une agence de voyage a confirmé que l’année 2021 a vu exploser la demande de voyages vers ce pays. Elle n’a pas voulu donner son nom parce qu’elle n’a pas l’autorisation de son patron pour accorder des entrevues. « C’est très récemment que les voyages vers la Turquie ont commencé à être en vogue, dit-elle. Mais cela coïncide avec le fait que plusieurs pays ne veulent plus recevoir d’Haïtiens. Comme la Turquie est ouverte, les gens veulent s’y rendre. On reçoit tellement de demandes qu’on est obligés d’étaler les voyages sur plusieurs mois.»

Ils sont très jeunes, ceux qui cherchent à partir. « Ce sont des jeunes qui devraient être à l’université, remarque cette employée de l’agence de voyage. Parfois ils viennent, et ils ne savent pas où ils veulent aller. Ils se contentent de nous demander quels voyages sont offerts, et ils sont prêts à partir n’importe où.»

Le voyage vers la Turquie coûte cher. Contrairement à l’itinéraire de Gabrielle, les vols partent de la République dominicaine pour l’Espagne, avant d’atterrir à Istanbul. «Nous demandons 2500 dollars. Les frais de visa pour la République dominicaine sont inclus. La personne doit aussi avoir 600 dollars comme argent de poche. Nous sommes prudents sur cette question, car une fois arrivée à Istanbul la personne doit se débrouiller, et aura besoin de cet argent.»

L’employée de cette agence, qui a des voyages « sold out » planifiés pour juillet et août, confirme que les emplois sont très mal payés en Turquie : « La main-d’œuvre est très bon marché. Ils peuvent séjourner plusieurs mois avant de pouvoir réunir l’argent qu’il leur faudrait pour rentrer.»

Porte d’entrée pour l’Europe ?

La plupart des immigrants en Turquie souhaitent se rendre en Europe. La Turquie ne fait pas encore partie de l’Union européenne mais il est plus facile de s’y rendre que dans un autre pays européen, à cause du visa plus accessible.

En 2015 et 2016, la Turquie a été considérée comme le pays qui a reçu le plus d’immigrants dans le monde. Mais la plupart sont des Syriens qui fuient la guerre dans leur pays, et qui souhaitent rejoindre l’Europe. Cela a occasionné des négociations entre les Européens et le président turc Recep Tayyip Erdogan, pour qu’il garde sur le sol turc ces réfugiés, en échange de milliards de dollars de coopération.

Beaucoup d’autres nationaux iraquiens, africains ont aussi migré vers le pays ottoman. De là, ils tentent de traverser en Grèce, une autre étape du parcours migratoire vers l’Europe. Mais la traversée est dangereuse et beaucoup périssent en mer.

Gabrielle s’est vu proposer le voyage en Grèce à deux reprises, alors qu’elle était encore à Istanbul. Elle a refusé. Il fallait payer une nouvelle fois, et en Grèce les réfugiés sont concentrés dans des camps. Les passeurs confisquent les passeports. Selon ce qu’a appris Gabrielle lors de son séjour à Istanbul, des Haïtiens se sont laissés prendre au piège et sont dans des camps de réfugiés. Ils ne savent pas quand ils pourront en sortir.

La jeune femme est de nouveau en Haïti après quelques mois en Turquie, mais elle se rappelle les agressions sexuelles, ou encore le racisme qu’elle a dû subir dans ce pays.

Une première version de ce texte suggérait incorrectement Istanbul comme capitale de la Turquie. Elle a été modifiée. La capitale de ce pays est Ankara. 14.00 22.07.2021

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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