Le cas Mona Jeanty illustre la déstructuration de la nouvelle vague des médias en ligne en Haïti, et les risques qui viennent avec
Ce n’était pas un feu d’artifice. Elle le savait. Raison pour laquelle Mona Jeanty s’est blottie contre le sol, « instinctivement ». « J’ai passé ma main sur mes pieds, il y avait du sang ».
Ils sont une douzaine à Grand Ravine ce mercredi 6 mai 2020. Parmi la troupe de journalistes, seulement deux jeunes femmes, professionnelles de l’information. Alors qu’ils questionnent les habitants de cette localité, en pleine frénésie du Coronavirus, des hommes armés font irruption, et les prend à partie.
« Les bandits de Tibwa – une zone rivale voisine – ont tiré sur nous », rapporte Raynald Petit-Frère, le journaliste de Signal FM qui dirige la petite expédition composée presque exclusivement de travailleurs de médias en ligne. « Ils ont voulu organiser un carnage pour en rejeter la responsabilité sur les bandits de Grand Ravine, afin qu’une deuxième exaction tombe sur eux, après l’assassinat de Vladjimir Legagneur ».
Le responsable promet de passer voir son journaliste. Sept mois après, il n’a toujours donné aucune nouvelle.
Mona Jeanty s’en sort avec un projectile dans la jambe. Elle est transportée en urgence à l’hôpital Saint François de Sales. Sa prise en charge permet d’arrêter le flot continu de sang qui s’échappait de la blessure. Anticipant une addition salée, la dame de 23 ans téléphone le responsable de Maguy News, un média pour lequel elle travaille depuis quatre mois, à l’époque.
« Il était déjà au courant de l’incident », dit Jeanty. Le responsable promet de passer voir son journaliste. Sept mois après, il n’a toujours donné aucune nouvelle. Puisque la structure n’offre pas une assurance de santé, la famille de Jeanty a pris sur elle les 60,000 gourdes qu’aura coutées l’hospitalisation.
« Je n’ai trouvé aucun encadrement ou soutien », se plaint Mona Jeanty. Quand un confrère passe la voir à l’hôpital au lendemain de la fusillade, sa décision était déjà prise : elle quitte Maguy News.
Deux éclatements
Le responsable de Maguy News, un certain Frantzley, a été contacté. Son numéro est inactif. Pour comprendre l’écosystème d’information dans lequel son organisation opère, il faut remonter 30 ans au moins en arrière. La première explosion de médias en Haïti prend place après la chute de la dictature.
En 1985, à la veille du départ du dictateur Jean Claude Duvalier, le pays compte uniquement deux chaines de télés et une dizaine de stations de radio dont la parole subit un contrôle serré. En 2014, il faut dénombrer plus de 50 stations de radios et 36 télés. L’année dernière, le Conseil national des télécommunications rapporte l’existence de 398 stations de radio et de 111 chaines de télés.
La multiplication des médias s’accompagne d’une libéralisation de la parole, bâillonnée et criminalisée sous la dictature.
Une deuxième explosion surgit dans les dix dernières années. Elle ne vient pas d’un bouleversement politique, mais de la technologie. La démocratisation de l’accès à internet et la multiplication des appareils qui permettent de se relier au réseau mondial a grandement amoindri le cout de lancement d’un nouveau media. En fait, deux clics suffisent pour lancer un blog d’information.
« C’est une question d’opportunité », analyse Yvens Rumbold, spécialiste en communication. Quiconque possède une page de diffusion d’information se déclare entrepreneur. Et par là-même, il peut recevoir des sponsors pour compléter l’argent reversé aux comptes monétisés sur des plateformes comme Facebook, YouTube ou Google.
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La majeure partie des journalistes dans les médias traditionnels évoluent dans des conditions précaires en Haïti. Ceux qui travaillent pour le compte des structures nées sur internet, le sont encore plus.
A Maguy News, Mona Jeanty était appelée à se rendre dans des endroits dangereux, notamment parce que les contenus produits dans ces contextes sont très partagés, ce qui augmente les recettes publicitaires. Cependant, elle n’avait pas un contrat de travail, ni une assurance santé. Elle refuse de dévoiler son salaire, mais les habitués du milieu parlent de journalistes qui reçoivent quelques milliers de gourdes par mois dans des structures non reconnues par l’Etat, sans adresse physique et souvent irresponsables dans le traitement de l’actualité.
« Donner des informations sur ce qui se passe ne transforme pas ces entités en médias », déclare Yvens Rumbold.
Quoi qu’il en soit, ils sont très suivis sur YouTube et Facebook notamment. La plupart d’entre eux sont payés par l’administration en place pour couvrir des événements. D’autres reçoivent de l’argent des politiciens et des potentiels candidats aux prochaines élections. Ce qui « constitue un danger pour le métier », puisqu’ils déguisent parfois la propagande et la publicité en information.
Travailleuse intrépide
Mona Jeanty est retournée à Grand Ravine après la mort d’Evelyne Sincère. Au fait, la collaboratrice d’Ayiti an premye, une autre structure en ligne, enregistre des visites au Village de Dieu, à Pont Rouge, à Delmas 6, La Saline et même Savien dans l’Artibonite. Ses collègues la décrivent comme une professionnelle courageuse, et infatigable.
Elle ne s’est pas remise de l’incident de mai dernier, pour autant. La cicatrice laissée par la balle refuse de guérir totalement. « Vous pouvez me regarder physiquement, et penser que je vais bien. En réalité, ce n’est pas le cas », dit-elle. Précisément, la jeune femme fait face à un traumatisme psychologique pesant. « Dès que j’entends des tirs, j’ai envie de courir, même dans les manifestations. »
Ces événements confortent les parents de Jeanty dans leur inconfort avec son choix de carrière. Elle était en seconde quand l’univers des médias l’a happée. Par un jour ordinaire, une femme présentait une émission de carnaval à la télé. « J’espère que tu pourras me voir à la télévision l’année prochaine, ai-je dit à ma mère.»
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En rhéto, elle se décide d’aller en journalisme. Son père refuse. A la place, il lui paie un cours de cosmétologie. Après ses études classiques, elle se démène pour matérialiser son rêve. « Mon père a tout payé mais il n’est pas venu à la graduation, dit-elle. Je veux tout faire pour qu’un jour il regrette cette décision. C’est ce qui me donne du courage. »
En attendant ce jour, la mère de Jeanty vit avec la peur au ventre. « Quand je suis dans la rue, elle ne mange pas, elle m’attend. Elle m’appelle de temps en temps pour savoir où je suis», fait savoir Mona Jeanty.
Pour tirer profit de la mésaventure, des collègues ont conseillé à la jeune femme de demander l’asile dans un pays étranger. « Je n’en ai pas besoin, tranche-t-elle, avec autorité. Si j’étais dans un bon pays, ce débat n’aurait même pas été nécessaire. »
C’est pour l’avènement de ce « bon pays » que Mona Jeanty exerce le journalisme.
Widlore Mérancourt
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