En novembre 2018, le président Jovenel Moise a réactivé la Commission nationale de Désarmement et de Réinsertion. Cette initiative a cumulé des échecs par le passé
Les gangs armés sèment le deuil, la destruction et le chaos presque partout en Haïti. Depuis 2004, différentes commissions sont montées avec pour objectif de les désarmer. À chaque fois, des millions de dollars américains sont dépensés pour la collection de quelques armes rouillées.
Une première expérience non concluante
En 2004, la mission des nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) a créé le programme Désarmement Démobilisation et Réinsertion (DDR).
L’initiative avait pour objectif de désarmer les bandits pacifiquement et de les réintégrer au sein de la société. Le secrétaire exécutif de la structure, le colonel Antoine Athouriste, avait estimé à plus de 200 000 les armes illégales en circulation dans le pays.
Lire aussi : Voilà pourquoi Haïti compte autant de gangs
Si près de 20 millions de dollars américains ont été mis à la disposition du programme, ses responsables n’ont réussi à convaincre qu’une petite centaine de personnes à remettre leurs armes. La commission a ramassé quelques dizaines d’armes à feu. Et la grande majorité de ces armes était hors usage.
« Depuis là, c’est un grand échec, commente Marie Yolène Gilles, la directrice de la fondation «Je klere». « Tous ces millions ont été investis pour mettre fin à la violence. C’est complètement du gaspillage, car les gangs armés augmentent au jour le jour.»
170 000 armes légères illégalement en circulation
Selon un rapport publié en 2005 par l’organisation « Small arms survey » basée en Suisse, le désarmement n’a effectivement pas eu lieu.
Selon le document, de mars 2004 à novembre 2005, plus de 1 600 personnes, dont plusieurs dizaines de policiers, ont été tuées par armes à feu en Haïti. Environ 170 000 armes légères seraient illégalement en circulation alors que la PNH n’en a enregistré qu’environ 20 000.
« Les gangs armés et les compagnies de sécurité privées auraient en leur possession plus de 13 000 armes automatiques et semi-automatiques sur un total de 210 000 armes en circulation. Les réseaux mafieux s’approvisionnent en munitions à partir du marché noir dominicain et des USA », peut-on lire dans le rapport de « Small arms survey ».
Deux années plus tard, une nouvelle commission
Jacques Édouard Alexis était Premier ministre d’Haïti en septembre 2006. Dans le but de parvenir à un désarmement général dans le pays, il a procédé à l’installation d’une nouvelle Commission nationale de Désarmement de Démantèlement et de Réinsertion (CNDDR). Cette initiative a été dirigée par l’ancien député Alix Fils-Aimé.
Le programme de cette deuxième commission fut également supporté par la MINUSTAH. Son action a été inscrite sur trois axes : le désarmement, le renforcement de la police nationale d’Haïti et la réinsertion sociale des anciens bandits.
Dans son rapport final sur la réinsertion, la Commission admet que « sans un apport effectif du gouvernement et la participation de tous les secteurs [elle] n’a pas pu produire les résultats escomptés. »
Par ailleurs, la situation du pays ne s’est guère améliorée. Selon la Fondation Carnegie pour la Paix, le pays était alors considéré comme étant le plus instable de l’Amérique.
« De 2006 à 2010, au moins 2 432 cas d’assassinats sont enregistrés dont 63 policiers, 4 873 cas de violences sexo-spécifiques sont aussi répertoriés. Au moins 1 307 personnes sont enlevées », peut-on lire dans un rapport du Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH).
Selon la Fondation Carnegie pour la Paix, le pays était alors considéré comme étant le plus instable de l’Amérique.
En lieu et place de données chiffrées sur son action, la Commission s’est cantonnée à faire des recommandations. “Il faut redynamiser les zones urbaines en développant des projets socioéconomiques durables”, peut-on lire dans le rapport final.
La multiplication des zones jugées de non-droit est la preuve que la commission n’a pas réussi, dit Pierre Espérance. Selon le directeur exécutif du RNDDH, “à l’intérieur de la commission, il y avait des bandits. Qu’est qu’on pouvait attendre de ce programme qui n’a pas été bien géré ?»
Un bandit représentait la présidence dans la commission
Samba Boukman, de son vrai nom Jean Baptiste Jean Philippe était porte-parole de l’Opération Bagdad, campagne de terreur orchestrée par les partisans d’Aristide de septembre 2004 à juillet 2005. Il était devenu allié de premier plan de l’ancien président René Préval, lors de son accession au pouvoir en 2006 pour un second mandat.
Lire aussi : Après l’arrestation d’Arnel Joseph, une mère habitant au Bicentenaire témoigne
Jean Baptiste Jean Philippe avait intégré la CNDDR à titre de représentant de l’exécutif. Personnage très controversé, il avait été au cœur du dispositif du pouvoir d’alors pour mettre fin à la terrifiante « Opération Bagdad ».
Quel sera le résultat de la Commission Jovenel Moïse ?
Le 11 mars 2019, l’actuel président haïtien Jovenel Moïse a procédé à l’installation des nouveaux membres de la CNDDR. Deux mois plus tard, la commission a répertorié 76 gangs armés en Haïti.
Faute de moyens, la structure n’a encore rien offert aux gangs en guise de réinsertion. En vrai, des autorités au niveau de l’Etat essaient de «mettre les bâtons dans les roues de la commission et n’hésitent pas à bloquer le décaissement des ressources financières devant faciliter l’avancement du programme », révèle Jean Rebel Dorcénat, un membre de la commission
Pourquoi autant d’échecs ?
Pour Marie Yolène Gilles, les différentes commissions ne peuvent pas réussir, puisque des hommes d’affaires ainsi que des élus du pays utilisent les groupes armés pour défendre leur intérêt. « La majorité des gardes du corps des élus du pays sont des bandits. Ils ont un statut d’intouchables. Les hommes armés entretiennent des liens politiques à l’échelon national» dénonce la défenseure des droits humains.
Pierre Espérance de son côté constate que l’État est incapable de désarmer les bandits. Selon le directeur exécutif du RNDDH, les élites puissantes de toutes les tendances politiques ont exploité les gangs comme instruments de lutte politique en leur fournissant des armes, du financement et une protection contre les arrestations. «Qui peut désarmer ces hommes armés ou les arrêter pendant qu’il y a des officieux qui les protègent ?» se demande la directrice de «Ayiti Je Klere».
Lire aussi : Nan Kanaran, Bandi ranplase Leta
Les armes qu’utilisent les gangs sont majoritairement distribuées par les autorités de l’État haïtien, dénonce Marie Yolène Gilles. “Des hommes armés de ‘baz Pilate’ opérant dans la 3e circonscription de Port-au-Prince ont des uniformes de la Police Nationale d’Haïti. Comment ? Pourquoi les responsables de la PNH n’ont pas réagi ? Pourquoi le secteur des affaires a-t-il recours aux services de gangs ?” se questionne-t-elle.
Dans les faits, le rapport de la CNDDR de 2006 à 2011 a mentionné des personnalités publiques et certains candidats à la Présidence qui entretenaient des relations privilégiées avec des chefs de gangs durant les périodes postélectorales.
Lire aussi : Le sénat va-t-il lever l’immunité de Gracia Delva? Coup d’œil sur l’histoire.
« L’appareil judiciaire a beaucoup failli à ses responsabilités au cours du processus. Ceci a eu pour conséquence une certaine impuissance des forces de sécurité à certains endroits », fait savoir le rapport, tout en mentionnant que la Justice doit reprendre ses pleins droits.
Tout compte fait, la mission de la commission Jovenel Moïse s’avère complexe et périlleuse. L’épineuse question de la circulation des armes illégales dans le pays ne se cantonne pas au milieu mafieux. « Beaucoup de gens malhonnêtes fonctionnent dans les institutions publiques en Haïti », avance Marie Yolène Gilles. « Est-ce que la commission peut désarmer ces personnes-là ?»
Comments