Celleux qui ne font que ça, le font par amour. Rien que ça.
Normalement un.e comédien.ne peut vivre de la radio, de la publicité. Il/elle peut passer des planches au plateau de cinéma. Les possibilités ne manquent pas. Dans certains pays le marché est saturé, en Haïti le marché n’existe pas. Pas de producteurs, pas de salles, pas de mécènes. Rien !
En Haïti on appelle « Comedien.ne » celleux qui font rire, qui font de la « comédie ». Un distinguo clair pour les théâtreux et les gens qui exercent le métier : Acteur/trice pour le cinéma, comedien.ne pour le théâtre et humoriste pour la comédie. Avec l’avènement des réseaux sociaux, certain.e.s performent derrière leur portable, tout le monde y va de son délire. Ces gens (talentueux ou pas) sont aussi appelés comédien.nes. Mais ce ne sont pas d’eux/elles qu’il s’agira ici.
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Ici, il sera question de performance en vrai, de scénographie, de lumière, de dramaturgie, de costumier/ère, de metteur.e en scène. Tous ses bras qui rendent possible l’échange artiste-public pour du spectacle vivant, organique. Des gens endimanchés pour une soirée théâtre au Yanvalou. Affluence devant la FOKAL ou la salle comble du Villate pour assister à une représentation de la troupe AMI.
Comment vit un.e comedien.ne qui répète une pièce depuis plusieurs mois et qui se retrouve confiné dans un pays lòk ? Comment il/elle se débrouille quand l’insécurité met son public en quarantaine ? Où jouer quand la période Covid-19 ferme les portes des rares institutions qui accueillent physiquement des pièces le théâtre et en tant que partenaire financier ? Comment produire sans sponsor ?
« Kijan w degaje w atis? »
On pose souvent cette question et elle résonne autrement en temps de crise. Elle est valable pour tout.e.s les artistes, mais pour les comédien.nes, il y a des particularités. Pour les danseurs/euses également d’autres spécificités sont à prendre en compte, mais on verra cela dans un autre article.
« Kèlkeswa sa w tande a, pi bèl lajan m touche se nan teyat » dit Joanne Joseph, dramaturge et comédienne. Elle fait partie des auteur.e.s du feuilleton radiophonique Zoukoutap, anime des ateliers, milite avec ses créations à travers l’organisation Nègès Mawon. « Mwen se machann, estetisyèn, mwen fè tout bagay paske gen yon moman mwen blije mete teyat la soukote pou m fè lòt rantre pou m viv e pou m ka alèz fè teyat tou » explique l’auteure de « Rèv Boukannen ». Comme le métier ne nourrit pas toujours, certain.e.s artistes ont un « degaje ». Plus qu’une passion, faire ce métier est une urgence. En ce moment Joanne est sur l’écriture d’une pièce (Danta) qui aborde l’avortement. Où va-t-elle trouver du financement ? Combien de fois pourra-t-elle jouer le spectacle ? Elle n’en sait rien, mais elle avance les yeux bandés. « Fòk m jwe Danta, jan l ye jan l ye », lance-t-elle, enthousiaste.
Jenny Cadet ne vit que du théâtre. Un choix risqué. Du temps consacré. Un talent confirmé. « Mon fils et moi, nous nous sommes installés chez ma mère durant la pandémie, sinon on crèverait de faim », affirme-t-elle. « Je mets des voix en studio pour la publicité, j’anime des ateliers de théâtre dans les écoles, je suis sur plusieurs spectacles puis le Covid a tout ralenti ou stoppé ».
Jenny Cadet aurait dû partir en France prendre une formation et ensuite préparer le festival En Lisant avec la Brigade d’Intervention Théâtrale-Haiti (Bit-Haïti), dont elle est membre. « Quelques lectures via Zoom, initiative dirigée de Michèle Lemoine, m’ont permis d’avoir un cachet. Pour moi, s’il n’y avait pas la FOKAL, j’aurais abandonné le métier » avoue l’artiste spécialisée en théâtre de rue. « Les entreprises privées ne s’intéressent pas à notre art, il leur faut grande foule et chose facile. Après avoir terminé la création, un véritable marathon pour la vente des cartes s’impose, si une structure n’a pas la prise en charge du spectacle. “C’est fatigant et risqué” dit Jenny.
Confectionner des sacs à main
Lesly Maxi, directeur artistique de la compagnie le Récif création, comédien et metteur en scène avoue que vivre du métier est une folie qu’il assume. Il est le compagnon de Jenifer Barbara Mondésir, elle-même comédienne et conteuse. À part le théâtre Barbara Mondésir confectionne quelquefois des sacs à main ou coiffe des gens, mais ça ne rapporte pas plus gros que le théâtre. Pendant le confinement, la compagnie Récif a reçu “un petit fond” de la FOKAL et de Pyepoudre, pour reprendre les mots de Lesly qui a proposé des spectacles de conte filmé. “Passer de la scène au format face caméra était nouveau pour moi, nouvelle logistique, nouveau coût pour très peu de profit. Mais je ne pouvais pas rester sans rien faire”, conclut-il.
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D’après Staloff, un.e comédien.ne vit de ses économies puisque les contrats arrivent périodiquement. Si tu trouves un contrat, poursuit-il, tu peux attendre longtemps avant de trouver un autre. Entre les déplacements, la nourriture (si le projet ne prévoit aucuns frais à cet effet) tout le cachet y passe avant même qu’on ne le reçoive. Staloff Tropfort a réadapté (Pèlen tèt) de Francketienne, diffusé en live sur RTVC en juin pour une levée de fond au bénéfice de la Bibliothèque de Cité Soleil. Les comédiens n’ont rien gagné en retour à ce beau geste, comme quoi on peut donner même quand on n’a pas. Staloff Tropfort a étudié le théâtre à l’Enarts et dirige l’atelier (ADRECE, qui signifie en grec, viser droit), il est également animateur de radio. “J’étais sur tellement de projets que j’ai priorisé la scène à la radio, quelquefois le métier nous gâte et quelquefois on est dans la dèche”.
Les meilleur.e.s comedien.nes mettent du temps pour délivrer une création. Un temps pas toujours bien rémunéré. Pour celleux qui travaillent la journée puis répètent le soir, font du commerce ou autre projet lié au métier (radiophonique/chronique). Celleux qui ne font que ça, le font par amour. Rien que ça.
Gaëlle Bien-Aimé
Couverture: Staloff Tropfort. Photo: Yves Osner Dorvil
L’auteure de ce texte collabore avec Nègès Mawon.
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