« Les risques de fraude et de détournement de fonds, l’identification des bénéficiaires, le mode de paiement et le montant des transferts sont des facteurs déterminants pour la réussite d’un programme de transfert d’argent. Ils constituent d’énormes défis pour le gouvernement haïtien dans la mise en œuvre de ce programme »
Avec une cinquantaine de cas confirmés, la menace de la pandémie de Covid-19 devient de plus en plus réelle en Haïti et son impact sur l’économie s’annonce dévastateur. Au début de la crise, le président Jovenel Moïse a annoncé un certain nombre de mesures d’assistance économique et sociale, dont un programme de transfert d’argent exceptionnel.
Ce programme de transferts d’argent serait destiné aux populations les plus vulnérables, soit 1,5 million de familles, et aurait le double objectif d’amortir le choc économique pour ces familles et de servir d’incitation à l’application de mesures de confinement. Le transfert sera fait à travers Mon Cash et le montant serait compris entre 2,000 et 3,000 gourdes par ménage, pour un coût total de 3 à 4,5 milliards de gourdes (29 à 44 millions de dollars US).
Les programmes de transferts monétaires sont réputés être un outil de développement économique efficace dans la lutte contre la pauvreté en Afrique et en Amérique latine. Ils font également partie des stratégies les plus répandues dans les situations d’urgence et les contextes humanitaires. Selon une étude conjointe menée par la Banque mondiale, UNICEF et l’Organisation mondiale du Travail (OMT) sur les types d’assistance sociale fournies pour faire face aux impacts économiques de la crise Covid-19, près de 34 % des 126 pays étudiés utilisent le concept de transfert d’argent.
Cependant, ce concept n’est pas très développé en Haïti. La première expérience de transfert d’argent mise en place par le gouvernement haïtien a été le vaste programme national d’assistance sociale « EDE PÈP » initié par le gouvernement Martelly-Lamothe en 2012.
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Parmi ce programme figurent les projets de transferts d’argent « Ti Manman Cheri » et « Kore Etidyan ». Si des études empiriques ont validé l’efficience des programmes de transferts d’argent, leur succès reste conditionné par une planification et une implémentation rigoureuse, ainsi que par l’existence d’infrastructures adéquates, notamment un système d’identification fiable et un registre national des familles vulnérables.
Les différents défis liés à l’implémentation des programmes de transfert d’argent incluent les risques de corruption, la sélection des bénéficiaires, la fixation du montant et les méthodes de paiement. Ces facteurs de succès sont d’autant plus difficiles à gérer pour l’État haïtien du fait de ses faiblesses institutionnelles et infrastructurelles. Cette analyse présente les différents défis liés à l’implémentation du programme de transfert d’argent du gouvernement.
Corruptibilité
La fraude et le détournement de fonds constituent un risque très important dans la mise en œuvre des programmes de transferts d’argent, bien que des études aient montré que le risque est considéré comme plus faible si l’argent est distribué par voie électronique, ce qui est le cas du programme prévu par le gouvernement.
Toutefois, dans le contexte d’Haïti, où la corruption est endémique, et en l’absence d’un système de suivi des bénéficiaires, les risques de détournement par le biais de bénéficiaires fictifs sont très élevés. L’expérience de Ti Manman Cheri est un exemple probant. Selon la deuxième partie du rapport d’audit sur la gestion des fonds de PetroCaribe, publié par la Cour des comptes, sur 98 605 bénéficiaires enregistrés, près de 17 360 ont été déclarés fictifs.
Ce fut également le cas pour le projet « Kore etidyan » où la Cour des comptes a recensé plus de 19 643 bénéficiaires fictifs sur un total de 47 326, soit plus de 41% de la base des bénéficiaires. Si ces projets, qui ont été mis en œuvre dans le cadre d’un programme d’assistance sociale prévu dans un contexte normal, ont été marqués par des cas importants de corruption et de détournement de fonds, le risque pour un programme mis en œuvre dans un contexte d’urgence serait bien plus important. Qui plus est, le pays fait face à une crise de gouvernance qui mine les mécanismes de contrôle des dépenses de l’État.
Sélection des bénéficiaires
Le processus d’identification et de sélection des bénéficiaires est un facteur clé pour le succès d’un programme de transfert d’argent. Pour la simple raison que le programme doit garantir que l’aide est fournie à la population cible avec une marge d’erreur minimale en termes d’inclusion et d’exclusion. Cette tâche peut être extrêmement compliquée pour un pays comme Haïti, qui ne dispose ni d’une bonne infrastructure d’identification ni d’un registre social intégré pour la mise en œuvre de ses programmes sociaux. Il n’est pas encore clair quelle méthodologie sera utilisée par le gouvernement dans ce programme.
Le ministre des Affaires sociales avait annoncé que le gouvernement prévoyait d’utiliser une base de données du Conseil National pour la Sécurité alimentaire (CNSA) tirée d’une cartographie de la pauvreté. Bien que peu d’informations soient disponibles sur cet outil, il est peu probable que le gouvernement dispose d’une base de données de plus de 1,5 million de familles associées à un numéro de téléphone DIGICEL.
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Le gouvernement utilise généralement deux registres pour ses programmes sociaux. La base de données SIMAST – système d’information du Ministère des Affaires sociales – qui répertorie 152,000 familles et le registre RUB – registre unique des bénéficiaires -, utilisé par FAES. Ce registre a d’ailleurs déjà été compromis par les cas de corruption révélés par la Cour des comptes dans le cadre des programmes « EDE PÈP».
Le numéro de téléphone des bénéficiaires est un élément clé, l’utilisation d’une plateforme existante obligerait le gouvernement à vérifier que tous les bénéficiaires dans la base de données possèdent bien un numéro DIGICEL valide et abonné au service Mon Cash. En tout état de cause, le gouvernement aura du mal à bien cibler et sélectionner les bénéficiaires dans un délai aussi court, ce qui non seulement réduit les chances de succès du programme, mais augmente considérablement les risques d’y introduire des bénéficiaires fictifs.
Fixation du montant
La fixation du montant est un processus important dans les programmes de transfert d’argent. Il est primordial de fixer un montant raisonnable qui permettra au programme d’atteindre son objectif. Le programme prévoit un transfert unique d’un montant de 2 000 gourdes (19$) pour les familles vivant dans les zones rurales et de 3 000 gourdes (29 $) pour les familles vivant dans les zones urbaines.
Ces montants représentent l’équivalent de 4 à 6 jours de travail d’un ouvrier dans le secteur du textile. La question à se poser est de savoir dans quelle mesure ce montant permettrait aux ménages d’absorber le choc économique provoqué par le Covid-19. Prenons comme base de calcul le seuil de pauvreté national officiel pour Haïti, qui fixe le coût des besoins de base à 81,7 gourdes par jour/par habitant (2,41 $ en PPA 2005).
Compte tenu du nombre moyen de personnes par ménage en Haïti, soit 4 personnes, le montant fixé par le gouvernement suffira à peine à couvrir les dépenses essentielles d’une famille de 4 personnes pendant 2 à 3 jours. Soit 9,64 dollars américains par famille par jour (le montant en dollars américains est retenu pour les effets de l’inflation). On peut donc en déduire que le montant fixé par le programme est insuffisant pour atteindre son objectif si l’on tient compte de la durée de la crise.
Méthode de paiement
Pour la stratégie de paiement, le gouvernement a opté pour le paiement mobile par le biais du service Mon Cash de la compagnie DIGICEL. Ce type de paiement mobile de gouvernement à particulier (G2P) a été aussi employé pour les projets de transfert d’argent du programme EDE PEP. Il présente des défis à différents niveaux.
Le premier défi est lié aux bénéficiaires. Il faudra s’assurer que tous les bénéficiaires ciblés, vivant dans les zones rurales et urbaines, ont un numéro Digicel et sont enregistrés au service Mon Cash. Les familles possédant une SIM Natcom risquent d’être exclues si aucune alternative n’est envisagée.
La deuxième difficulté concerne la disponibilité des services Mon Cash sur l’ensemble du territoire national. Les familles vivant dans des régions éloignées où le service Mon Cash n’est pas disponible risquent d’encourir des frais de transport pouvant aller jusqu’à 20 à 30 % du montant du transfert. Sans parler du fait que la circulation des personnes sera restreinte en raison des mesures de confinement.
Le système Mon Cash doit être suffisamment robuste pour résister à cette pression massive liée aux flux des transactions. Dans le cas contraire, les bénéficiaires devront utiliser l’argent par le biais de transactions numériques. Cela posera à nouveau le problème de la disponibilité des services Mon Cash sur le territoire.
Les risques de fraude et de détournement de fonds, l’identification des bénéficiaires, le mode de paiement et le montant des transferts sont des facteurs déterminants pour la réussite d’un programme de transfert d’argent. Ils constituent d’énormes défis pour le gouvernement haïtien dans la mise en œuvre de ce programme.
Par conséquent, il est nécessaire de s’interroger sur le rapport coût-bénéfice d’un tel programme au coût de plus de 40 millions de dollars US dans un contexte où l’État doit faire une utilisation efficace et rationnelle des maigres ressources dont il dispose. Une analyse comparative coûts-bénéfices minutieuse doit être effectuée pour comparer le projet avec d’autres formes d’assistance sociale pour faire face à la crise.
Cette situation souligne en outre la nécessité pour l’État d’investir dans les infrastructures de base pour la bonne gestion de ses programmes sociaux, notamment un système d’identification et un registre national intégré. Sans un système de ciblage fiable, un mécanisme de suivi et d’évaluation, les programmes d’assistance sociale demeureront inefficients et feront toujours l’objet de scandales de corruption.
Jeffsky Poincy
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