Le président Jovenel Moïse affirme sa volonté d’amender la Constitution en vigueur alors qu’il a raté le temps constitutionnel. Peut-il imposer ce changement ?
Depuis quelque temps, le président Jovenel Moïse affiche sa volonté d’apporter des modifications à la Constitution de 1987. Selon lui « le pays est ingouvernable sous l’égide de cette Constitution dépassée par la réalité. »
Le vendredi 28 août 2020, une cérémonie s’est tenue au Palais national pour recevoir un document de l’Office de Protection du Citoyen sur les réformes estimées nécessaires dans la Constitution, dans le domaine des Droits humains.
C’est le troisième document reçu de différents secteurs dans la marche de Jovenel Moïse vers une réforme de la Constitution.
S’il est possible d’entamer des réformes susceptibles de modifier en profondeur la loi mère du pays, les formes et conditions pour le faire sont prévues par la législation en vigueur. Dans la situation actuelle, ces conditions ne sont pas toutes réunies. Aussi, bien qu’une bonne partie de la classe politique estime la réforme nécessaire, certains questionnent la légitimité de Jovenel Moïse pour la réaliser.
D’un autre côté, en marge du débat sur l’opportunité de la réforme, d’autres voix s’élèvent pour demander d’abord l’application de l’actuelle constitution, avant de penser à la changer.
Une constitution jamais appliquée
La Constitution détermine l’organisation de la société. Elle met en place les institutions importantes, le modèle de gouvernement, les valeurs et symboles nationales etc. Il s’agit de la loi la plus importante du pays. De 1801 à 2020, Haïti a déjà connu 24 constitutions, contre 39 pour la République Dominicaine ou une quinzaine pour un pays comme la France.
Michel Jacques Saint Louis a pris part à la rédaction de la Constitution de 1987. Il était secrétaire du bureau dans l’Assemblée constituante. Selon cet ancien constituant, la Constitution de 1987 n’a jamais été appliquée.
Mentionnant qu’il y a longtemps que « nous vivons une inconstitutionnalité à outrance », Michel Jacques Saint Louis dévoile que sa déception de l’application de la loi mère du pays, a commencé au lendemain du coup d’État qui a évincé le président Lesly François Manigat en 1988.
La Constitution de 1987 n’a jamais été appliquée.
D’après Michel Jacques Saint Louis, qui est aussi ancien député de la circonscription de Mombin-Crochu à la 50e législature, toutes les élections organisées jusque-là en Haïti sont inconstitutionnelles.
« La Constitution de 1987 prévoyait que le mandat du conseil électoral provisoire prendrait fin à la prestation de serment du premier président élu sous l’égide de la loi mère, explique-t-il. Les élections du pays ont pourtant été organisées par des conseils électoraux provisoires, et non permanents. »
D’autres structures comme la Cour constitutionnelle n’existent pas, malgré leur inscription dans la Constitution. Des décisions, comme la nomination des juges, qui devrait être l’œuvre des Assemblées départementales et communales, ne restent que dans la Constitution regrette le constituant.
« Le texte n’a pas la charge de s’appliquer lui-même », rappelle de son côté l’avocat Woodken Eugène. Face à cette velléité de considérer la Constitution comme le principal mal du pays, Woodkend Eugène propose que les Haïtiens aient un autre rapport au droit, puisque ce sont les dirigeants qui contournent les prescrits de la Constitution.
Ayibopost a contacté les conseillers du président : Patrick Crispin, Renald Liberuce et Richard Doré. Ils n’ont pas réagi.
Changer, mais…
Le débat sur l’application de l’actuelle constitution persiste, mais d’autres acteurs politiques croient que la réforme est nécessaire.
« Aujourd’hui, le pouvoir et l’opposition s’accordent sur la nécessité d’amender la loi mère du pays, mais le grand enjeu reste qui doit le faire », lance le bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Port-au-Prince Monferrier Dorval, assassiné deux jours après cette entrevue accordée à Ayibopost.
Il estime que « la situation est idéale » pour mener une réforme constitutionnelle. Selon le professeur, l’absence du parlement est une opportunité, car cette institution est un véritable frein à toute réforme constitutionnelle.
L’ancien sénateur et candidat à la présidence, Steven Benoit partage l’idée de cette réforme, mais digère mal que cela soit fait unilatéralement par Jovenel Moïse, en dehors des prescrits constitutionnels exigeant l’implication du Parlement.
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Steven Benoit se questionne sur les vrais motifs du président qui « n’avait pas profité de sa majorité écrasante à la 50e législature » pour amender la Constitution. » Selon lui, c’est la transition qui viendra après Jovenel Moïse, qui se chargera de changer la Constitution.
Les vrais motifs du président, c’est ce qui hante l’esprit de Patricia Camilien de l’organisation « Ayiti Nou Vle a ». « Le problème, rappelle-t-elle, c’est cette opacité qui caractérise les décisions de Jovenel Moïse. Les soudaines publications par décret qu’il a entreprises laissent penser qu’il y a un risque qu’on se lève un matin sous l’égide d’une autre Constitution ».
Changer de loi mère en dehors des cadres légaux constitue un danger grave, rappellent des personnalités et institutions de la société civile. « Jovenel Moïse n’a qu’une idée en tête : instaurer la dictature dans le pays, dénonce l’historien Georges Michel. Si on le laisse changer cette Constitution, on changera de Constitution comme on change de chemise, puisque chaque président voudra la sienne. »
Malgré le caractère inconstitutionnel de la démarche, elle jouit du plein support du Bureau intégré des Nations unies en Haïti. Dans un article rendu public mi-juin, le Binuh avait jugé que la réforme constitutionnelle est une opportunité pour relancer le pays. L’institution n’a pas répondu aux questions d’Ayibopost.
Comment amender ?
Une réforme entamée par Jovenel Moïse dans la réalité actuelle ne pourra en aucun cas suivre les procédures tracées par la Constitution de 1987, estime l’expert en droit constitutionnel, Monferrier Dorval. C’est aussi l’avis de Michel Jacques Saint-Louis. En effet, si l’on se réfère à la Constitution, le président a raté le moment de procéder à cet amendement.
Aux articles 282 et suivants, la Constitution de 1987 prévoit que le pouvoir exécutif ou l’une des deux branches du pouvoir législatif peut déclarer qu’il y a lieu d’apporter des amendements. La déclaration doit réunir l’adhésion des 2/3 de chacune des deux chambres.
Michel Jacques Saint Louis résume le processus : « Lors de la dernière session [ordinaire] de travail de la législature, l’exécutif ou l’une des branches du Parlement soumet au législatif un projet ou une proposition d’amendement de la Constitution. »
Une commission spéciale est chargée d’analyser le document et soumet son rapport à l’Assemblée. « Celle-ci adopte le projet et déclare qu’il y a lieu d’amender la Constitution, continue l’ancien parlementaire. À ce point, l’amendement proposé sera publié au journal officiel du pays, le Moniteur. Cependant, l’amendement est voté par la législature suivante. »
Toutefois, il peut toujours y avoir un changement de Constitution sans passer par les procédures tracées. C’est ce qu’assure Mirlande Hyppolite Manigat, constituante elle aussi en 1987. « Cela dépendra de la situation, de la conjoncture et du rapport de force, puisque celui qui souhaite amender la Constitution doit avoir la force pour imposer cela », dit-elle. Elle rappelle que pareilles situations se sont maintes fois produites dans l’histoire du pays.
Des tentatives récentes
D’autres chefs d’État avant Jovenel Moïse ont estimé nécessaire de modifier la constitution. Le 17 octobre 2007, René Préval déclarait lui aussi que la constitution était source d’instabilités, notamment à cause de l’organisation d’élections tous les deux ans.
Steven Benoit, à cette époque, était député de Pétion-Ville. Il s’en rappelle. « Moins de deux ans après ses accusations contre la Constitution de 1987, le président René Garcia Préval fait le premier pas en déposant, en septembre 2009, une proposition d’amendement au Parlement, seulement quelques heures avant la date butoir », affirme Steven Benoit.
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Les deux chambres selon le sénateur ont reçu la proposition en même temps, elles l’ont voté en même temps, sans débat et dans un laps de temps. Il soutient que les députés et sénateurs de la 48e législature ont agi ainsi juste pour s’attirer la bonne grâce de René Préval et garantir leur réélection.
En 2011, le vote de cette proposition d’amendement s’est fait en « trois jours » question de pouvoir la publier avant la fin du mandat de René Préval. Steven Benoit affirme que des parlementaires ont enlevé certaines parties du rapport de la commission pour plaire à des groupes politiques.
Sur fond de polémique, l’ancien président Michel Martelly, a dû attendre jusqu’en 2012 pour publier, « sans approbation du Parlement » souligne Steven Benoit, la version amendée de la Constitution que certains comme l’ancien sénateur, rejettent encore.
Une dernière commission
Le 29 mars 2017, la Chambre des députés a formé une commission spéciale chargée de travailler sur l’amendement de la Constitution. Cette commission devait rencontrer des secteurs de la vie haïtienne pour recueillir leurs doléances, afin de déclarer qu’il y a lieu d’amender la Constitution du pays.
Ayant à sa tête le député Jerry Tardieu de Pétion-Ville, cette commission a arpenté divers endroits du pays pour présenter, en août 2018, pas moins de 30 propositions d’amendement de la loi mère du pays.
Les changements étaient conséquents : la nouvelle proposition éliminait le poste de Premier ministre, pour le remplacer par un vice-président, élu avec le président comme c’est le cas aux États-Unis ; le président était désormais passible devant les tribunaux de droit commun ; la diaspora pouvait se faire représenter par des députés et des sénateurs, etc.
Le rapport a été soumis au bureau de la Chambre qui a diligenté ce travail. Depuis lors, l’affaire est close, jusqu’à la fin de la 50e législature en janvier 2020. Aujourd’hui encore, l’un des membres de cette commission spéciale, Michel Jacques Saint-Louis, dit ignorer pourquoi il n’y a pas eu de suivi pour présenter le rapport de la commission spéciale par devant la Chambre des députés.
Les multiples tentatives d’Ayibopost pour interviewer le président de la Chambre basse d’alors, Garry Bodeau, ont été vaines.
Pour le député Jerry Tardieu, le travail de la commission spéciale a été victime d’un coup politique. « Ils ne voulaient pas me donner la paternité d’un travail si important », assure-t-il.
L’ancien député des Gonaïves à la 50e législature, Jacob Latortue, a joué le rôle de secrétaire rapporteur au sein de la commission spéciale. Il souligne que le travail de la commission a été boycotté, tant au niveau du Parlement, par les députés qui ne voulaient pas donner un « environnement politique propice » à Jerry Tardieu, qu’au niveau de l’exécutif qui a souhaité plutôt une Constitution « taillée sur mesure ».
La nécessité d’une nouvelle constitution, pour certains secteurs de la vie nationale, a poussé des organisations à réfléchir sur une nouvelle loi mère. C’est le cas de Ayiti nou vle a. Selon Alain Delisca, membre de cette structure, leur proposition apporte de grands changements. Il n’y a plus de Premier ministre, le mandat du président est de 7 ans, le parlement n’a que 59 membres, etc.
Samuel Celiné
Les photos sont de Frantz Cinéus / Ayibopost
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