SOCIÉTÉ

Comprendre la vulnérabilité d’Haïti aux catastrophes naturelles

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Classée comme le pays le plus vulnérable dans la région caribéenne et le 14e sur le plan mondial selon l’Indice de gestion des risques (INFORM), Haïti est sans conteste une terre de risques avec une probabilité élevée aux catastrophes naturelles.

Quasiment tous les types de risques (tempête, inondation, glissement de terrain, sécheresse, épidémie, séisme, accident lié au transport, etc.) se retrouvent sur le territoire haïtien.

Mais on observe une prédominance des risques naturels (géophysiques, hydrométéorologiques…) dont la plupart sont à la source d’autres types de risques (sanitaires, alimentaires…), ce qui génère une vulnérabilité généralisée de la population.

Selon les données publiées par le ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales (MICT) dans son plan national de gestion des risques et désastres, neuf Haïtiens et Haïtiennes sur dix seraient exposés à au moins deux aléas naturels. La vulnérabilité de la population, notamment les catégories les plus démunies qui sont généralement les plus exposées aux phénomènes extrêmes, a augmenté dans la dernière décennie. Cette situation, aggravée par les changements environnementaux, a entraîné d’une part, une insécurité par manque de disponibilité et d’accessibilité aux biens et services nécessaires leur permettant de maintenir un niveau de vie suffisant et d’autre part, une exposition aux chocs et aux risques.

La vulnérabilité est l’état de susceptibilité d’une société donnée à subir des dommages en cas de manifestation d’un phénomène naturel ou anthropique. Elle est liée à des facteurs physiques, sociaux, économiques, politiques, culturels et environnementaux, qui prédisposent les éléments exposés à la manifestation d’un aléa à subir des préjudices ou des dommages. En d’autres termes, elle met en évidence l’incapacité ou l’inaptitude d’un milieu et de ses composantes à résister à un aléa ou à répondre à sa manifestation. Autrement dit, un évènement naturel ne devient une catastrophe que lorsqu’il rencontre une société mal préparée et moins une société est préparée, plus la catastrophe sera dévastatrice.

Le développement des recherches sur la vulnérabilité à partir de l’étude des catastrophes a émergé à partir des années 1970 au fil des désastres qui ont émaillé la fin du siècle. Mais il a réellement pris son essor durant la décennie internationale pour la réduction des catastrophes naturelles, instaurée en 1990 par l’ONU. Le modèle PAR, « Pressure And Release » émerge dans ce contexte pour répondre à la question : comment surviennent les catastrophes ? Fondé sur l’équation classique « Risque = aléa x vulnérabilités », le modèle propose une analyse des désastres comme résultat de l’occurrence d’un aléa dont les impacts sont aggravés par divers processus de vulnérabilité. Néanmoins, la vulnérabilité reste un concept polysémique souvent utilisé de manière très vague, pour indiquer les problèmes des personnes vulnérables, mais sans faire beaucoup de références spécifiques aux causes ou à un danger particulier.

Dans ce texte, nous expliquons le concept vulnérabilité en nous basant sur des cas concrets de catastrophes naturelles tout en faisant ressortir les principales causes de vulnérabilité d’Haïti. La démarche consiste à comparer, dans un premier temps, Haïti et la République dominicaine à travers l’ouragan Jeanne qui a frappé les deux pays de l’île en 2004, et dans un second temps, Haïti et le Chili, à travers deux séismes d’intensités différents qui ont frappé les deux pays en 2010. Nous démontrons qu’en dépit d’une situation géographique identique (Haïti et la République dominicaine) et d’une situation géologique commune (Haïti et le Chili), qu’une catastrophe naturelle qui a touché deux sociétés différentes peut provoquer des dommages de nature et d’ampleur inégales.

Trois pays, deux catastrophes, des bilans différents

La République dominicaine et Haïti, qui partagent la même île et par suite le même écosystème, sont confrontés aux mêmes défis environnementaux. L’île d’Hispaniola étant située sur le passage des tempêtes tropicales, les deux pays sont exposés aux catastrophes naturelles et à de fortes précipitations pendant la saison des ouragans. Les cyclones qui frappent l’île se forment dans la mer des Caraïbes et dans le golfe du Mexique à la rencontre des vents alizés et des masses d’air froid venues des grandes plaines de l’Amérique et de l’Afrique occidentale.

En plus d’être sur la trajectoire des cyclones et des ouragans, Haïti se trouve à la frontière des plaques tectoniques d’Amérique du Nord et des Caraïbes. Ces plaques se déplacent l’une par rapport à l’autre à une vitesse d’environ 2 cm par an et entraînent des mouvements sismiques sur les failles actives identifiées dans deux principales zones du pays. Un peu plus loin dans la région Amérique-Caraïbes à 5 661 km d’Haïti, le Chili fait partie des pays ayant une forte activité sismique. Il est situé le long d’une fosse océanique, la fosse du Pérou-Chili, qui souligne la subduction de la plaque de Nazca sous la plaque sud-américaine à un rythme de 8 cm par an. Cette configuration géologique entraîne une forte activité sismique associée à un important risque de tsunami.

L’ouragan Jeanne s’est abattu sur l’île d’Hispaniola en septembre 2004. En Haïti, de fortes pluies (330 mm) sur les montagnes du Nord causèrent de graves inondations et des coulées de boue dans l’Artibonite. Les dommages furent particulièrement graves dans la ville côtière des Gonaïves, touchant 80 % des 100 000 habitants. Le décompte final de Jeanne en Haïti s’élève à 5 008 morts, dont 2 862, dans la ville des Gonaïves. On décompta aussi 2 601 blessés. De nombreux cadavres ne furent pas enterrés pendant plusieurs jours et les secouristes durent faire des enterrements collectifs d’urgence afin d’éviter les épidémies.

Les inondations continuèrent bien après que Jeanne eut quitté Haïti. La tempête tropicale toucha la République dominicaine par sa côte nord dans la zone touristique de Punta Cana et atteignit le statut de cyclone de catégorie 3. Lors de sa lente progression le long de la côte, elle détruisit de nombreuses habitations dans la ville de Samana et provoqua des crues et des inondations dans la partie orientale. Dix-huit décès sont imputés à Jeanne.

Le 12 janvier 2010 à 16 h 53, un séisme d’une magnitude de 7,3 sur l’échelle de Richter frappe Haïti. Son épicentre est situé à environ 25 kilomètres de la capitale, Port-au-Prince. Selon le Centre de recherche et d’épidémiologie des désastres (CRED) de l’Université de Louvain-la-Neuve, il aurait tué 222 570 personnes et affecté 3,7 millions d’autres, dont 1 230 000 sans-abris et 500 000 déplacés qui ont fui la capitale. Les structures et l’organisation de l’État haïtien ont souffert de la catastrophe. De très nombreux bâtiments publics, symboles de l’État, ont également été détruits, dont le Palais national, le palais de justice, le palais législatif et la cathédrale de Port-au-Prince. Les dommages et les pertes enregistrés sont considérables et s’élèvent à environ 7 804 millions de dollars US.

Le 27 février à 3 h 34, un séisme d’une magnitude de 8,8 sur l’échelle de Richter secoue le centre du Chili, suivi par un tsunami dont la probabilité d’occurrence a tout d’abord été niée par les forces armées. La ville de Concepción est la plus touchée, même si la secousse est ressentie jusqu’à Santiago, située à 325 kilomètres de l’épicentre. Le bilan fait état de 530 morts et de plus de 2 millions de sinistrés.

Les différences de vulnérabilité (causes) entre les trois pays 

Le concept de vulnérabilité est l’objet depuis un certain nombre d’années d’un intérêt croissant de la part de maintes agences internationales pour analyser les facteurs et processus explicatifs de l’impact des désastres sur les sociétés. Les données publiées par l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) illustrent ces affirmations et montrent que la vulnérabilité aux risques naturels et aux catastrophes a touché plus de 1,9 milliard de personnes et causé des pertes estimées à plus de 500 milliards de dollars dans les pays en développement. Ces considérations renforcent l’idée que la vulnérabilité est liée à la pauvreté. Quoique celle-ci soit certainement une importante composante de la vulnérabilité, d’autres processus entrent en jeu. Toutefois, le cœur du concept de vulnérabilité est à trouver dans l’inégalité générée par la pauvreté.

Au regard des faits (tableau 1), la vulnérabilité d’Haïti parait évidente quand on compare l’impact du cyclone Jeanne et du séisme en Haïti, en République dominicaine et au Chili.

Comment expliquer qu’un séisme de magnitude aussi forte puisse faire moins de dégâts et causer moins de morts qu’un séisme de plus faible intensité et qu’un ouragan de catégorie quasi identique puisse avoir des effets différents en termes de dégâts et de morts sur la même île ?

Pour saisir cette complexité, il faut le situer dans une perspective plus longue, afin de leur redonner toute leur densité, et ne pas les traiter comme de purs « événements ». En effet, bien que provoquées par des phénomènes naturels, ces catastrophes comportent des dimensions physiques, sociales, économiques, environnementales et institutionnelles, que nous présentons dans les lignes qui suivent, et qui expliquent la différence de vulnérabilité entre Haïti et ces deux pays.

Tabeau1. Tableau comparatif de dégâts causés par les catastrophes dans les trois pays

Évènements Cyclone Jeanne (2004)  Séisme (2010)
Haïti Rép. Dominicaine Haïti Chili
Nombre de morts 5 008 18 222 750 530
Nombre de sinistrés (en millions)  2 601 3, 7 2
Estimation des dégâts en USD 265 millions

 

8-14 milliards 15-30

milliards

Sources : http://www.emdat.be/result-country-profile / www.Wikipedia.org/

Le premier facteur de vulnérabilité d’Haïti est physique et se porte principalement sur les considérations relevant de la localisation des éléments exposés et des caractéristiques du milieu bâti. L’expansion démographique et l’accélération de la crise agraire au cours du dernier quart de siècle ont propulsé Haïti dans des mutations urbaines importantes issues du rôle dominant de l’Aire métropolitaine de Port-au-Prince et de la multiplication des bidonvilles. À cette vulnérabilité majeure s’ajoutent d’autres facteurs comme la paupérisation, la forte pression sur le couvert arboré, l’absence de normes de construction, l’urbanisation anarchique, tant en zone sismique qu’en région inondable, la forte densité de population dans certaines zones, la déficience des infrastructures, la fragilité des constructions, la mauvaise planification et l’aménagement de l’espace.

En l’absence de tout plan d’aménagement du territoire, la très forte densité de population, en milieu urbain, mais aussi en milieu rural, rend l’impact des désastres sur la population plus massive. Et le fait que la technologie et les techniques adoptées dans la construction et la réparation des bâtiments n’incluent pas de mesures d’atténuation et de prévention des risques, la résistance tant des habitats que des infrastructures diminue sensiblement en particulier dans les centres urbains.

C’est tout le contraire au Chili qui a consenti des efforts pour construire de nombreux bâtiments répondant aux normes antisismiques. Cela a eu des conséquences positives lors des catastrophes. De plus, le code d’urbanisme chilien, datant des années 1930 et modernisé sous le gouvernement de Salvador Allende en 1972, a permis la mise aux normes de nombreuses constructions, tandis que les lois et règlements régissant l’aménagement de l’espace urbain en Haïti sont disséminés dans des textes épars difficilement identifiables et pas toujours accessibles, ce qui ne contribue ni à leur respect par la population ni à leur exploitation par les autorités responsables.

Par ailleurs, dans un pays si exposé aux risques comme Haïti, la culture des premiers secours et des comportements à adopter en cas de catastrophes naturelles est très peu développée. Pour leur part, les Chiliens ont une très grande capacité à anticiper les tremblements de terre. Des pratiques individuelles de prévention, telles que fermer le gaz en partant, sortir pour chercher un endroit sûr où rassembler sa famille en cas d’urgence, font partie du quotidien de nombreux Chiliens, habitués à subir des secousses fréquentes et bien moins fortes que celles du 27 février 2010. 

Le second facteur de vulnérabilité concerne la dégradation de l’environnement. C’est un facteur clé pour comprendre la vulnérabilité sui generis d’Haïti face aux catastrophes naturelles. Parmi les problèmes étudiés par les spécialistes, trois sont particulièrement graves : la déforestation, l’anarchie de l’urbanisation et les conditions d’assainissement de base. Parmi ces trois éléments, le déboisement et l’érosion des terres, qui touche aujourd’hui plus de 50 % du territoire sont ceux qui ont grandement contribué à la dégradation de l’environnement ainsi qu’à la pauvreté du pays. Il se traduit par une diminution de la fertilité des sols et de la productivité agricole. S’ensuit une contraction de la production et des revenus liés aux activités agro-économiques.

Selon une étude d’Environnemental Change and Forced Migration Scenarios (EACH-FOR) citée par Faist et Alscher, 85 % du territoire d’Haïti ont été boisés au XVe siècle. Aujourd’hui, la couverture restante est estimée à 2-4 % du territoire, en raison d’un processus de déforestation rapide ayant eu lieu au cours des dernières décennies contre 28 % en République dominicaine depuis les années 1980 grâce aux programmes de reforestation à grande échelle (Plan Quisqueya Verde) et à la promotion de sources d’énergie autres que le charbon de bois.

La disparition des forêts d’Haïti a entraîné une modification du régime des précipitations et provoqué, du coup, une probabilité accrue de sécheresse. Lors de pluies diluviennes, surtout au cours de la saison des ouragans, l’absence de barrières naturelles favorise les coulées de boue, qui ont enfoui à plusieurs reprises des villages entiers.

Dans son ouvrage sur l’effondrement des civilisations, Diamond soutient que l’ignorance des facteurs environnementaux ainsi que le faible engagement des pouvoirs publics dans la résorption de la crise écologique sont considérées comme des processus de vulnérabilisation d’une société jusqu’à son effondrement. Plus loin, il oppose les problèmes environnementaux d’Haïti à ceux de son voisin. Selon l’auteur, les limites environnementales expliquent en partie la pauvreté d’Haïti : « Un pourcentage plus élevé de la surface d’Haïti est montagneux, la zone de plaine propre à l’agriculture intensive est bien plus restreinte, il y a davantage de terrain calcaire, les sols sont plus fins, moins fertiles, et dotés d’une moindre capacité à récupérer ». Les différences liées à l’environnement ont bel et bien contribué aux trajectoires économiques différentes des deux pays, mais les différences sociales et politiques sont également des facteurs importants de vulnérabilité qui ont beaucoup pénalisé l’économie haïtienne en comparaison de l’économie dominicaine.

Le troisième facteur de vulnérabilité, et pas des moindres, concerne les aspects socioéconomiques. Haïti figure parmi les pays les plus pauvres au monde. Son économie, essentiellement basée sur l’agriculture, est très vulnérable aux aléas climatiques. Les deux cinquièmes des Haïtiens dépendent du secteur agricole, principalement de la petite agriculture de subsistance. Le pays est également fortement dépendant de l’aide internationale et des transferts effectués par la diaspora qui contribuent à plus de 30 % du Produit Intérieur Brut national. La croissance économique a ralenti à -1,2 % du PIB en 2019, contre 1,5 % en 2018. Selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) actualisées au 14 avril 2020, du fait de la survenance du Covid-19, la croissance du PIB devrait tomber à -4 % en 2020 et grimper à 1,2 % en 2021, sous l’impulsion de la reprise économique mondiale post-pandémie. Cependant, l’instabilité politique ajoutée à la crise constitutionnelle dans laquelle le pays s’enfonce présentement menacent la reprise post-pandémique.

Tableau 2. Quelques indicateurs de croissance des trois pays de 2018 à 2020

Indicateurs de croissance Haïti Rép. Dominicaine Chili
2018 2019 2020 2018 2019 2020 2018 2019 2020
PIB (milliards USD) 9,66e 8,71e 8,35 85,63e 89,03e 77,88 289,20 282,25e 245,41
PIB par habitant (USD) 868e 773e 732 7 650 8 630 6 500 15 923 14 772e 12 612
Taux d’inflation (%) 12,9 17,3 22,4 3,6 1,8 3,3 2,3 2,3 2,9

Source: FMI — World Economic Outlook Database
Note : (e) Donnée estimée

À titre de comparaison (tableau 2), la République dominicaine, l’une des principales destinations touristiques des Caraïbes, a connu l’un des taux de croissance les plus élevés de la région au cours des dernières années. Cette forte performance est tirée par le tourisme et le secteur de la construction. Les efforts de reconstruction après l’ouragan Maria ont stimulé l’économie en 2018 (7 %), mais la croissance a ralenti en 2019 même si le PIB a augmenté d’environ 5,1 %.

Selon les prévisions actualisées du FMI du 14 avril 2020, en raison de la crise du COVID-19, la croissance du PIB devrait tomber à -1 % en 2020 et remonter à 4 % en 2021, sous réserve de la reprise économique mondiale post-pandémique. Il en est de même de l’économie chilienne, qui contrairement à celle des pays voisins a réussi à maintenir sa stabilité. Le Chili est traditionnellement considéré comme un modèle en Amérique latine en matière de transparence politique et financière. Elle a également été l’une des économies les plus dynamiques de l’Amérique latine au cours de la dernière décennie, ce qui a permis au pays de réduire considérablement la pauvreté. Selon le FMI, même si le PIB a diminué de 6 % en 2020 en raison de l’épidémie du COVID-19, le PIB devrait remonter à 4,5 % en 2021 et 3,2 % en 2022, sous réserve de la reprise économique mondiale post-pandémique.

Par ailleurs, les déséquilibres économiques créent, eux aussi, des situations qui peuvent conduire à la vulnérabilité sociale. Parmi ces situations, la pauvreté extrême et généralisée, représente le principal facteur de vulnérabilité sociale en Haïti. Selon la Banque mondiale (BM) plus de de 6 millions d’Haïtiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2.41 $ par jour, et plus de 2.5 millions sont tombés en-dessous du seuil de pauvreté extrême, ayant moins de 1.23 $ par jour.  Le chômage et le sous-emploi toucheraient 60 % de la population, alors que le secteur informel représenterait 80 % de l’emploi total. Ceci occasionne une grande précarité des conditions de vie de la majorité de la population, et donc une plus faible capacité de résistance de celle-ci aux chocs exogènes. Face à une telle précarité, ces personnes ne peuvent pas affronter une situation de crise sans subir des pertes considérables, ce qui accroît les facteurs de vulnérabilité sociale en Haïti et subséquemment, les conséquences des catastrophes naturelles.

Le dernier facteur de vulnérabilité concerne le fonctionnement des structures institutionnelles et administratives indispensables à la gestion des risques naturels. Le manque de prise en compte de ces questions dans la gestion publique peut être une des causes essentielles de la gravité d’une catastrophe. L’instabilité politique récurrente que connait Haïti depuis la fin de la dictature des Duvalier, entraîne une vulnérabilité sociale, politique et institutionnelle contrairement à la République dominicaine et le Chili, qui, eux aussi, sont passés par la dictature, mais connaissent une stabilité sociale, politique et institutionnelle depuis les années 1990.

En République dominicaine, après le second mandat de Joaquín Balaguer (de 1986 à 1996), qui s’était maintenu au pouvoir grâce à la fraude électorale, le système politique semble aujourd’hui plus stable, avec son alternance entre deux partis dominants (le PLD et le PRD).

Au Chili, on assiste depuis le début des années 1990 à un retour de la démocratie après dix-sept années de dictature sanglante menée par Augusto Pinochet. À la suite de l’échec d’un référendum pour prolonger son mandat et sa non-réélection lors des scrutions qui s’en suivent, Pinochet a cédé le pouvoir à Patricio Aylwin Azócar et depuis une alternance démocratique du pouvoir est établie.

Du côté haïtien, s’est installé une « hégémonie du provisoire». En effet, ces 30 dernières années sont marquées par un degré élevé d’instabilité politique et sociale marquée par de violents conflits, comme le coup d’État contre Aristide au début des années quatre-vingt-dix et les émeutes de la faim en 2008, qui ont conduit à la démission du premier ministre, Jacques Édouard Alexis. Après une courte transition à la fin du mandat de Michel Joseph Martelly, Jovenel Moïse a pris le pouvoir à la suite d’élections émanées de fraudes et d’une faible participation populaire. Depuis, la crise permanente que vit le pays depuis 1804 s’est intensifiée avec les émeutes du 6-7 juillet 2018, une série de « pays lock » en 2019 en passant par des protestations populaires pour aboutir à une crise constitutionnelle à la suite de la fin du mandat du prédisent Jovenel Moïse le 7 février dernier. L’ensemble de ces crises ajouté à la mauvaise gouvernance, l’absence de politiques publiques soutenues et cohérentes, le manque de ressources financières, la corruption et l’absence de structures de gestion des risques affaiblissent les institutions haïtiennes et augmentent la vulnérabilité du pays aux catastrophes naturelles.

Que faire ?

La vulnérabilité n’est pas un facteur fixe dans le temps. En ce sens, il est essentiel d’aborder l’histoire des territoires, leurs trajectoires économiques et sociales, afin de comprendre comment, à des époques différentes, ces territoires et ces sociétés ont choisi de s’adapter à leur environnement ou d’accepter plus ou moins les risques environnementaux. Celle-ci permettra également de développer une compréhension plus holistique des relations sociétés/environnement, à savoir la capacité́ plus ou moins importante de la société́ à « encaisser » l’évènement (résistance), à gérer l’éventuelle crise qui en découle et à retrouver un fonctionnement « normal », relativement proche de son état initial (résilience).

En regardant les causes de la vulnérabilité d’Haïti comparativement au Chili et la République dominicaine, on comprend qu’elles se situent dans une longue construction historique qui n’est pas seulement liée aux effets environnementaux, physiques, économiques et sociaux, piliers du développement durable, mais imputable à certains choix (politiques et institutionnels) et comportements sociaux des dirigeants successifs et de la population. C’est ce que Metzger et D’Ercole définissent comme la contribution des groupes sociaux de produire eux-mêmes le risque. Compte tenu du processus de dégradation permanente de l’environnement (désertification accélérée, exploitation massive des ressources naturelles, appauvrissement des sols), de diminution des ressources économiques, à l’appauvrissement de la population, et l’impact de ces nombreux désastres qui accentue considérablement toutes les vulnérabilités sociales déjà existantes, le problème majeur d’Haïti réside dans ce que Blaikie et al. résument comme la difficulté de la population à « anticiper un phénomène destructeur, à l’affronter, à lui résister et à récupérer après sa survenue », autrement dit, agir sur la vulnérabilité ou renforcer notre capacité de résilience.

Les causes étant connues, il s’agira, comme préconisé par De Serres, de chercher à réduire les dommages ou les pertes directes ou indirectes liées à leur occurrence par la mise place des mécanismes (résilience et moyens de subsistance, bien-être et situation de base, autoprotection, protection sociale et gouvernance) capables d’atténuer et de gérer l’impact des aléas qui peuvent, d’un moment à l’autre, produire une nouvelle catastrophe et une crise majeure. De plus, quand on s’attelle à penser l’espace de risque ou de catastrophe potentielle que représente Haïti depuis janvier 2010, une politique de la catastrophe doit faire partie de notre possible collectif. L’ouragan Matthew qui a ravagé la ville de Jérémie dans le département de la Grand-Anse en « l’espace d’un cillement » à l’automne 2016, nous a rappelé que, en plus d’être très peu préparé, le degré de vulnérabilité d’Haïti est encore plus élevé aujourd’hui qu’hier. C’est tout le contraire au Chili et en République dominicaine, notre plus proche voisin.

En ces temps obscurs où notre quotidien est alimenté par l’insécurité, le kidnapping et la pauvreté, la vraie question qui se pose aujourd’hui est celle des conséquences quand une nouvelle catastrophe se produira. À deux mois de la saison cyclonique, serions-nous prêts à y faire face ?

Jean Ronald Joseph,
Ing.-agr, MSc.

[1] L’Indice de gestion des risques (INFORM) est un outil qui permet de comprendre et de mesurer les risques de catastrophe et de crise humanitaire et l’influence des conditions de leur survenance sur le développement durable. C’est une méthode « à source ouverte ». Le profil de risque pour chaque pays consiste en une valeur située entre 0 (plus faible) et 10 (plus élevé) pour l’indice de risque INFORM et tous ses indicateurs, dimensions, catégories et composantes sous-jacentes. Les données datent d’avril 2018.

Photo de couverture: Zones inondées aux Gonaïves, après l’ouragan Jeanne, où les routes sont inaccessibles, 15 septembre 2008 / Ernest Scott, U.S. Navy

Jean Ronald Joseph est ingénieur-agronome et diplômé en maîtrise (profil recherche) en gestion des ressources maritimes de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Il travaille présentement comme professionnel de recherche au département de développement régional de l’UQAR. Ses intérêts de recherche portent sur les questions liées aux adaptations des milieux côtiers au changement climatique, la gestion et la gouvernance des ressources naturelles.

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