« Dès que les Blancs ont vu que les Haïtiens louaient ou achetaient des maisons, proches des leurs, ils ont peu à peu déménagé », témoigne Sylvie Pognon. Cette petite ville n’avait que 4 000 habitants quand les Haïtiens ont commencé à affluer.
Il est deux heures de l’après-midi quand nous arrivons à Mont Olive, petite ville de Caroline du Nord. Le trajet a duré une heure, et nous a plongés en plein cœur de l’Amérique rurale, celle des fermiers, celle qui, dit-on, vote républicain.
Nous partons au hasard à la rencontre d’Haïtiens, que l’on disait nombreux dans cette petite ville. Et comme le hasard fait bien les choses, après plus d’une heure à tourner en rond, nous arrivons devant le God’s grace Convenience Store.
Il est ouvert. Il ne fermera que tard dans la nuit. Sur la vitrine qui laisse voir un tant soit peu à l’intérieur, quelqu’un a flanqué un petit drapeau haïtien, attaché par du ruban adhésif. C’est ce qui a attiré notre attention. À côté du bicolore, des inscriptions en anglais et en créole. Si w pa gen mas, pa rantre. Cet avertissement semble être là parce qu’il le faut. Mais personne ou presque, parmi ceux que nous voyons pénétrer dans le magasin, n’y prête attention. Le visage à découvert, les clients descendent de leurs voitures, s’engouffrent rapidement à l’intérieur, font leurs emplettes et repartent tout aussi rapidement, après avoir échangé quelques mots en créole avec le propriétaire, Jaccius Clairmond.
En face du store, c’est la main street. La rue principale, littéralement. Une longue voie ferrée est là pour rappeler que les trains ne sont pas morts, bien au contraire, dans cette petite bourgade. La rue est calme. Des enfants torse nu sont assis devant un magasin latino, tout près. Des voitures passent de temps en temps, et la plupart des conducteurs sont noirs. Pas forcément haïtiens. Ou peut-être.
À l’intérieur du magasin de Jaccius Clairmond, des caméras de surveillance balayent les rayons. Lui, le propriétaire, est en pleine discussion avec une cliente à qui il réclame 30 dollars de dettes. « M peye deja m di w, pa mande m lajan ankò », lui répond-elle. Clairmond n’est pas convaincu, mais laisse passer. Une femme âgée entre, fouille dans les rayons et revient une minute plus tard se plaignant de ne pas trouver de patates, pour un « patat ak lèt ». Un homme demande du djondjon en poudre, pas en cube. On n’est pas dépaysé.
Ce magasin, Jaccius Clairmond l’a ouvert il y a deux ans. Mais quelques années plus tôt, en 2010, il dormait dans cette même ville dans un trois-pièces avec 34 autres personnes. Il était venu de la Floride pour s’installer dans cette petite ville paumée. Contrairement à beaucoup de ses compatriotes, il y vit encore.
Nouveau départ
En 2010, un peu plus de 4 000 personnes vivaient à Mont Olive, selon les données du bureau de recensement des États-Unis. Et parmi elles, pas un seul haïtien. Cela a changé du tout au tout quand plus de 3 000 migrants haïtiens ont débarqué dans la petite localité, du jour au lendemain, sans avertissement.
Clairmond fait partie de la première vague d’arrivée. Cet originaire de Limonade vivait en Floride depuis l’année 2006. Ils étaient seulement onze Haïtiens à venir à Mont Olive. « Il n’y avait pas de travail en Floride, et le coût de la vie était élevé, explique-t-il. Une usine de Mont Olive qui avait besoin de main-d’œuvre a envoyé des gens là-bas pour venir travailler. Les Américains ne voulaient pas de ces jobs. Je ne connaissais personne là-bas, mais je n’ai pas hésité une seconde à faire le voyage. »
L’usine en question, c’est le Butterball LLC, une compagnie spécialisée dans la production de volailles, spécialement de dindes. Mais les conditions vantées par le courtier ne sont pas si vraies. « Quand nous sommes arrivés, on nous a mis dans une maison de trois pièces où il y avait déjà 24 autres personnes. On dormait par terre, comme on pouvait. »
Pendant deux mois, Jaccius Clairmond travaille à Butterball et vit dans cette maison surpeuplée. Il touche neuf dollars par heure. Ce salaire sera ajusté à 10,87 dollars quelque temps après. C’est un labeur difficile et dangereux. Il a laissé sa femme et son fils de douze ans en Floride, comme la plupart de ses compagnons.
Après quelques mois, sa femme le rejoint quand lui et deux autres amis se mettent ensemble pour louer une nouvelle maison.
Puis bientôt, après ces onze pionniers, le flot de migrants ne cesse plus. Ils viennent tous chercher du travail, soit à Butterball, soit dans d’autres compagnies de la région qui font le même travail. Mais certains ont beaucoup de difficultés à s’intégrer.
Sylvie Pognon possède une thrift store sur la main street, un bric-à-brac où on peut acheter de tout, surtout des habits, à bas prix. Elle se rappelle ces premiers moments, qu’elle n’a pas vécus, mais que son mari, le pasteur Pierre Pogon, lui a racontés. « Beaucoup d’entre eux ne parlaient pas anglais, et ne pouvaient pas communiquer efficacement. Ils n’avaient pas de voiture, dans une ville où il faut absolument en avoir une pour se déplacer. Ils portaient leurs linges sales sur leur tête pour aller à la laverie. C’était une époque difficile. »
Absence de communauté
Quoiqu’il en soit, l’arrivée des Haïtiens a redonné vie à la ville tranquille, presque ennuyante qu’était Mont Olive. Avant les Haïtiens, des Latinos étaient déjà venus, pour les mêmes raisons, dans les années 2000. Mais ils sont vite repartis, tant l’accueil était froid. Pour les Haïtiens, cela a été différent. « On a été très bien accueillis, dit Jaccius Clairmond. Les gens nous ont aidés, surtout quand les autres vagues d’Haïtiens ont commencé à arriver. »
Quelques années après, en 2021, la situation n’est plus vraiment la même. La majorité des Haïtiens sont repartis. « Mont Olive est la première localité où les Haïtiens se sont implantés en Caroline du Nord, dit Sylvie Pognon, mais ils ont vite envahi les autres grandes villes voisines, parce qu’on y payait mieux. »
Ceux qui restent ne forment plus vraiment une communauté. « Pour trouver deux Haïtiens réunis, il faut se rendre dans une église, le dimanche. C’est le seul endroit où il y a un regroupement. Nous n’avons rien qui nous rassemble, comme une fête, pas même celle du drapeau.
De plus, les loyers ont augmenté, et Sylvie Pognon pense que les Haïtiens sont en grande partie responsables. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles ils partent ailleurs. « En 2012 par exemple, les loyers étaient bas. On pouvait acheter une maison pour 70 000 dollars, même s’il y avait des réparations à faire. Maintenant ce n’est plus possible. »
Quoiqu’ils ne soient plus en Haïti, certains comportements indésirables sont encore présents chez les compatriotes, qui rendent l’idée de communauté encore moins imaginable. « C’est triste, mais j’ai des clients qui achètent à crédit et qui refusent de payer, regrette Jaccius Clairmond. Ils préfèrent ne plus me parler, au lieu de s’acquitter de leur dû. Ce store me coûte de l’argent. Je m’approvisionne en Floride, et les frais pour y aller et revenir sont chers. Tous les trois mois, je paie au moins 1 000 dollars en taxes de toutes sortes. Mais on dirait qu’ils ne comprennent pas cela. »
Les travers
Les choses ont failli tourner court quand de jeunes Haïtiens venant de Floride ont commencé à s’impliquer dans des actes de délinquance à Mont Olive. « Au début, les parents étaient venus seuls, et leurs enfants vivaient en Floride, dit Jaccius Clairmond. Mais quand leur situation s’est améliorée, les enfants sont venus. Ou tout simplement certains sont venus parce qu’ils ont des amis installés ici. Parmi eux, certains s’adonnaient au braquage, et le faisaient au détriment de leurs compatriotes haïtiens. »
La façon dont les Haïtiens sont perçus a commencé à changer à cause de ces jeunes. « Lorsque nous sommes arrivés ici, certaines zones n’avaient pas assez de policiers, dit Sylvie Pognon. Mais quand ces jeunes ont commencé à poser de telles actions, des renforts sont venus. Je me rappelle qu’ils ont kidnappé une dame haïtienne. Ils lui ont pris ses cartes de débit et les ont vidés. Ils ont dévalisé sa maison. C’était terrible. »
La plupart ont été arrêtés ou déportés en Haïti, et les autres ont fui la ville. Mais le regard des autres habitants de Mont Olive a commencé à changer sur les Haïtiens. « De plus, même si cela ne le paraît pas, il y a un peu de racisme. Dès que les Blancs ont vu que les Haïtiens louaient ou achetaient des maisons proches des leurs, ils ont peu à peu déménagé. »
Ce texte rentre dans le cadre de l’exploration d’AyiboPost sur la migration Haïtienne. Cliquez ICI pour lire les reportages, les tribunes d’experts et regarder les documentaires.
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