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Comment faire le deuil sans le corps? Le trauma de milliers de familles depuis dix ans

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Depuis le séisme du 12 janvier 2010, il y a dix ans, de nombreux Haïtiens ont perdu toute trace d’un membre de leur famille. Au fil du temps, certains se sont faits à l’idée qu’ils ne reverront plus ces disparus. D’autres attendent un signe de leurs proches qu’ils croient être encore vivants

Nous sommes à Léogâne, là où se trouve l’épicentre du séisme qui s’est produit le 12 janvier 2010. Cette ville qui a été réduite en décombres est à ce jour à moitié reconstruite. Nous sommes précisément à Haut Macombre, chez la famille Céarc. Dans une grande cour, les maisons préfabriquées rappellent encore le passage du séisme. Elles ont été bâties en 2011 par une organisation internationale, le CRWRC. Les Céarc ont aménagé leurs deux maisonnettes situées l’une derrière l’autre. Ils ont agrémenté l’espace de fleurs et ont eux-mêmes monté tout autour une clôture en bois.

Pour cette famille, la date  du 12 janvier a gardé tout son tragique . Il y a dix ans, un fils de la famille a disparu. Il s’appelait Nathanaël Céarc, c’était le premier garçon de la fratrie. « La dernière fois que nous avons vu Nathanaël, c’était le 28 décembre 2009. Il était venu nous voir comme il le faisait régulièrement », se rappelle madame Denise Céarc, la mère de Nathanaël qui jusqu’à présent ne parvient pas à accepter la mort de son premier-né.

Denise et Almond Céarc

Du haut de ses trente ans, Nathanaël était le maître à penser de la famille. C’est lui qui souvent comblait les vides financiers de la famille, conseillait et encadrait ses jeunes frères et soeurs. Il travaillait à Port-au-Prince, car Léogâne ne lui offrait pas grand-chose. « À Léogâne, dit Esther Céarc, sœur du disparu, la majorité des jeunes n’ont d’autres choix que d’offrir des cours dans des établissements scolaires. Mais Nathanaël faisait beaucoup plus que cela. Il enseignait dans une école primaire à Port-au-Prince, mais il faisait d’autres petits boulots qui lui permettaient de nous aider. Quand il revenait en fin de semaine, il nous apportait des jouets, un peu d’argent et plein de choses utiles. »

Le 12 janvier 2010, la maison des Céarc s’effondre. Une des enfants est restée coincée sous les décombres. Alors que les parents et voisins la dégageaient, ils essayaient aussi de rejoindre Nathanaël par téléphone. « Son téléphone n’a pas sonné, reprend en pleurant madame Denise Céarc. » Une fois qu’ils ont sorti leur fille sous le béton, madame Céarc s’est ceinte d’une chemise de son fils puis a pris la route vers Port-au-Prince. Accompagnée de son mari et d’un de ses fils, elle est rentrée à Port-au-Prince à la recherche de Nathanaël. « Nous avons fait le trajet à pied. Nous avons marché sur des maisons anéanties et enjambé des morts. À chaque fois, je pensais trouver le corps de mon fils jusqu’à ce que les autres me convainquent du contraire », se rappelle-t-elle attristée.

Denise Céarc à gauche, Daniella Céarc à droite

Ce jour-là, ils ont parcouru tous les hôpitaux de Port-au-Prince et sont allés dans le bidonville de Pétion Ville où habitait Nathanaël, mais ils ne l’ont pas trouvé. À l’établissement où travaillait Nathanaël, il n’y avait rien qui montrait sa présence. Dix ans après, la famille pense encore que Nathanaël est vivant. « Il est peut-être à l’autre bout du monde et a oublié ses proches. Peut-être qu’il réapparaitra un jour. Peut-être », se plaint la mère de Nathanaël qui semble être encore sous le choc du tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Nathanaël n’était pas marié et n’avait pas d’enfant. Il n’a laissé à sa famille que quelques photos imprimées, car il n’avait aucun compte sur les réseaux sociaux.

Je suis moi-même allé voir, il n’était pas là

Comme Nathanaël Céarc, Moguet Saintil également enseignant, a laissé ses proches dans la peine.  Wisvel Mondélice, un étudiant de l’UEH se plaint du départ de son ami : « Il était plus âgé que moi. Il avait environ 26 ou 27 ans alors que moi j’avais 18 ans. Mais on jouait au football ensemble », se rappelle-t-il.

« On habitait Fort-Mercredi, Moguet enseignait le matin dans une école près de la zone. Les après-midis, il suivait des cours d’informatique au Centre technique de Saint Gérard à Carrefour Feuilles », raconte Wisvel Mondélice.

Le 12 janvier 2010, Moguet Saintil n’est pas rentré. Ils ont attendu six jours avant d’aller à sa recherche. « Nous sommes allés au Centre technique Saint Gérard et nous étions surpris. La façon dont le bâtiment s’est écroulé effrayait. L’édifice qui faisait quatre ou cinq étages était totalement anéanti », se souvient-il.

Wisvel se rappelle que ses compagnons ont déterré des corps les uns après les autres et ont aidé plusieurs survivants. Mais il ne se souvient pas avoir vu son ami Moguet Saintil. « Je suis moi-même allé voir, il n’était pas là. Après quelques jours, nous avons organisé des funérailles symboliques pour Moguet », déclare Wisvel Mondélice qui avoue ne plus attendre le retour de son ami. Mais cette perte a laissé un grand vide dans son cœur.

Le deuil est important

La psychologue clinicienne Jacqueline Baussan affirme que le deuil est important. « le deuil, dit-elle, est un processus naturel qui suit une perte. Faire son deuil, c’est vivre les émotions générées par la perte et accepter la situation. »

« C’est pourquoi, ajoute-t-elle, les funérailles et surtout les rituels qui suivent ces cérémonies sont importants. C’est l’occasion de dire adieu à la personne. On a la possibilité, lors des rituels, de faire des gestes envers la personne, qui compensent un peu ce qu’on regrette de ne pas lui avoir donné de son vivant. Après le 12 janvier, peu de personnes ont pu effectuer les rituels et élaborer le deuil. Il y avait trop peu de temps et de moyens pour cela. Il fallait assurer la survie des vivants.» Selon la lecture de la psychologue, les proches de Moguet Saintil pourraient mieux vivre sa disparition par rapport à la famille de Nathanaël Céarc, qui elle, n’a organisé aucun rituel.

Que faire ?

Jacqueline Baussan conseille aux proches des personnes disparues durant le séisme du 12 janvier de pleurer autant qu’ils ressentent le besoin de le faire. « Les proches ne doivent pas empêcher les personnes affectées de pleurer la disparition d’un être cher. Pleurer ou parler de la personne fait du bien. Les larmes lavent le chagrin. »

La psychologue relate qu’il faut avoir des espaces où les gens peuvent aller pleurer et faire des rituels. Ces gestes peuvent les aider à accepter la disparition de l’être aimé. « Quand on n’a pas fait le deuil d’un proche, les deuils suivants deviennent plus difficiles, parfois même impossibles. Le deuil se vit alors comme un traumatisme. »

Selon Jacqueline Baussan, le temps ne guérit pas toujours, il convient de voir un psychologue si l’on ne parvient plus à faire face à la perte d’un proche.

Des milliers de corps enterrés dans des fosses communes

Au lendemain du 12 janvier 2010, Port-au-Prince et ses environs ont connu le chaos. Les gens, même ceux dont les maisons n’étaient pas effondrées ou fissurées dormaient dans les rues. Les corps inertes d’enfants maculés de poussière jonchaient les rues. Des agents de secours transportaient des blessés. Dans tous les coins, les gens priaient et scandait le nom de Jésus sans arrêt.

De nombreux corps sans vie gisaient dans presque toutes les rues du pays. 220,000 à 300,000 morts selon les chiffres du gouvernement de l’époque qui a dû décréter l’état d’urgence. Les autorités ne savaient quoi faire de tous ces corps en décomposition. Pour remédier à ce problème de santé publique, le gouvernement a permis qu’on jette les corps dans des fosses communes. Carol Joseph, secrétaire d’État à l’alphabétisation d’alors a révélé à l’AFP que 70 000 cadavres ont été enterrés dans des fosses communes. Des corps que les proches survivants n’ont probablement pas vus.

Il y a eu des fosses communes dans plusieurs endroits du pays, dont Titanyen et le cimetière de Port-au-Prince. Par ailleurs, l’AFP a mentionné que des habitants de certaines zones brûlaient certains corps sans vie pour échapper à l’odeur nauséabonde qu’ils dégageaient. Comme les proches de Nathanaël Céarc et Moguet Saintil, beaucoup d’autres Haïtiens trainent une immense souffrance dûe à  l’absence de leurs proches disparus pendant le séisme du 12 janvier 2010.

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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