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Comment être Haïtien, quand on ne comprend pas le créole

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J’ai grandi en France. Quand j’avais 7 ans, mon père a été convoqué par mon institutrice. Elle était préoccupée, car elle croyait qu’il était préférable pour ma scolarité que l’on ne me parle qu’en français à la maison. En fait,  je n’avais pas de difficultés d’apprentissage. Au contraire, j’étais première de ma classe, avec une avance en lecture. Mais l’institutrice a argué que ce serait “dommage de gâcher un si bon potentiel”. Comment Monsieur Noël a répondu à cette préoccupation ? Il a répondu de sa voix la plus polie:  “Oui je comprends, effectivement”. Passé la barrière de l’école, parlant à lui même: “Mezanmi, moun sa yo pèmèt. Sanble yo kwè m vin isit pou leve ti blan?”. Le tout ponctué par un “tchuips”.

Cette petite anecdote  vise à  contextualiser le débat qui va suivre. Il s’agit du défi qu’est pour moi d’imaginer un parent haïtien ne s’adressant pas à ses enfants en créole et n’utilisant pas les expressions suivantes (qui doivent sûrement être dans un livre secret “Leve yon timoun 101”) :

« Ti Fan vin pran yon foto pou mwen non cheri »

« Di m pa la »

« Pitanm a pa ou pa manje ? »

« Epi m pa voye w kole ak zanmi non!”

« M pa nan rans avè w tande »

« Demaske w devan m. Frekan! »

Je me suis rendu compte qu’il y a un nombre assez important des personnes noires nées en France (aussi des autres communautés) qui ne parlent pas la langue de leur parents.

Je me suis entretenue avec trois d’entre eux.

Jérôme et Mathias qui sont dans la trentaine, sont nés et ont grandi en France. Leur deux parents sont Haïtiens. Jérôme a grandi avec ses deux parents qui ne s’adressaient jamais à lui en créole mais qui parlaient entre eux en créole. Ses parents sont arrivés en France à 23 ans, sa mère est infirmière et son père comptable. Le père de Mathias est chauffeur de taxi et sa mère, nourrice.

Il y a eu une forte pression de l’école sur les parents de Matthias,  avec la menace que parler le créole à la maison nuirait à sa scolarité. Mathias a grandi dans une ville du sud de la France où vivent très peu de Noirs et pratiquement aucun Haïtien. Il a souvent été le seul Noir de sa classe durant toute sa scolarité. Mes parents ne parlaient pas un français nickel, et j’ai vite eu le sentiment qu’ils avaient honte du créole et que le français c’était mieux.

Le cas de Anne-Laure, 20 ans, est légèrement différent vu que ses parents ont divorcé et sa mère s’est remariée avec un Français blanc. Anne-Laure est dans la même situation que les enfants métisses. Elle a grandit avec sa mère haïtienne noire, et son beau-père français. Vu que le parent blanc ne parle pas créole, le parent haïtien n’utilise que le français même avec l’enfant. Anne-Laure à des demi-frères et demi-soeurs du côté de son père qui eux parlent créole, son père s’étant remarié avec une haïtienne qui ne maitrise pas le français.

Le sentiment de dépossession

On décèle dans les témoignages des regrets, voire de l’amertume face à ce qui est vécu comme une exclusion. Le fait que leurs parents -dont le créole était la langue maternelle- ne leur ont pas transmis la langue, est vécu comme une dépossession volontaire. Mathias a le sentiment d’avoir  été “dépouillé de l’héritage”. A ce sentiment se mêle l’incompréhension pour lui. “Ça demande beaucoup plus d’effort de ne pas parler sa langue qui vient naturellement. Et ce n’est pas comme si je voulais qu’ils m’apprennent la physique nucléaire. Ils avaient juste à me parler. En plus, ils parlaient entre eux devant moi. Tu te rends compte? Tu habites quelque part, tu ne comprends pas 40% de ce qui s’y passe.

Jérôme, Mathias et Anne-Laure regrettent de ne pas avoir appris le créole. Ils parlent d’un sentiment d’exclusion de l’ »haïtianité ». “Il y a quand même un manque. Parfois je ne me sens pas vraiment Haïtienne. Tout le monde dans ma famille parle créole sauf ma soeur et moi. Comme si j’avais été élevée au sein d’une famille de « blancs ». Il y a une sorte de décalage entre les autres Noirs et moi” déplore Anne-Laure qui arbore fièrement le drapeau haïtien sur son profil Twitter.

Jérome, quant à lui, a grandi en région parisienne où se concentre la grande majorité des Haïtiens de France. Sa famille était en contact permanent avec la communauté haïtienne. Il pose un regard sociologique sur ses parents. C’est d’ailleurs son histoire familiale qui l’a poussé à faire des études en socio-linguistique pour être aujourd’hui orthophoniste. Ses parents ont clairement fait le choix basé sur la classe : “ Chez nous c’était comme si le créole était leur langue, et la mienne c’était le français. Et je pense qu’ils ont fait ce choix pour ne pas être comme les autres Haïtiens de la communauté.”  Pour Jérôme, ses parents ont fait un choix de rupture pour s’intégrer en France. Mais leur rêve d’intégration s’est heurté à un mur.  “Je me rappelle en 2001 quand le Front National était au second tour, ça a été un choc pour mes parents. Ils avaient passé tellement de temps à tout faire pour être acceptés par ce pays et là… la réalité les a rattrapés. J’ai remarqué qu’après ça, ils ont commencé à s’en foutre un peu. Ma mère qui ne parlait jamais créole dans les lieux publics à commencer à le faire par exemple. Depuis 2006, ils vont tous les deux ans en Haïti.”

Mathias a lui aussi été marqué par ce sentiment d’exclusion pendant sa jeunesse.“Je me souviens quand je suis allé en Haïti pour la première fois à 14 ans, mon père disait avec une sorte de fierté que je ne comprenais pas le créole. Comme si moi j’étais un vrai Français! Alors que pour moi c’était horrible de passer un mois quelque part et je ne comprenais pas ce que les gens de ma propre famille disait. Surtout que j’avais des cousins qui venaient de France aussi, mais qui eux parlaient ou, au moins, comprenaient. Donc il y avait moi et les autres”.

Un attachement à la culture haïtienne  qui reste présent

Pour Anne-Laure, il n’y pas de doute, si elle pouvait changer le passé, elle préférerait grandir en apprenant le créole. C’est important pour elle d’être haïtienne, de faire partie de l’identité haïtienne même si elle ne parle pas la langue. Elle explique d’ailleurs que si un jour elle a des enfants, elle fera  en sorte qu’ils parlent créole.

Jérôme est dans une démarche pro-active. “Depuis deux  ans je prends des cours de créole, et j’appelle deux fois par semaines mes cousins en Haïti pour pratiquer, en plus d’essayer d’aller en Haïti une fois par an”.

Mathias a essayé d’apprendre mais sans grand succès. Il n’est pas retourné en Haïti depuis son adolescence et ne voit pas comment renouer. “Je pense que pour moi c’est perdu, je suis un genre d’Haïtien virtuel. C’est surtout par la nourriture que j’ai le plus de liens.”

Habiter sa langue et sa culture, une protection contre les discriminations

L’American Journal of Public Health a récemment publié une étude sur les effets des discriminations raciales sur la santé des enfants qui ne sont pas Blancs. Le site de l’hôpital pour enfants de Toronto (Canada) en a publié un résumé dans lequel on apprend notamment que:

« Une étude menée par Ausdale et Feagin en 2001 suggère que les enfants sont capables de faire une distinction raciale entre les individus, et faire une discrimination basée sur la race ; et ceci dès l’âge de 3 ans. Les facteurs de stress comme la discrimination raciale affectent le bien-être d’un individu à long-terme. De plus, ils modifient le développement du cerveau et forment une connexion nerveuse entre les différentes régions. »

Si le racisme peut avoir des effets sur la santé des enfants, des études montrent que la fierté ethnique et culturelle limite les effets des discrimination sur la santé : Un fort sentiment d’identité ethnique est synonyme de fierté ethnique, d’un sentiment d’appartenance à des pratiques ethniques ou culturelles, de connaissance de son propre groupe ainsi qu’un engagement envers lui. Cette étude conclut que non seulement l’appartenance à une identité ethnique protège les individus contre la discrimination, mais elle limite également les effets de la dite-discrimination sur la santé mentale.”  

Cette même étude affirme que le rôle des parents est crucial pour protéger les enfants des effets de la discrimination raciale. “Parler avec son enfant de discrimination est important pour sa santé et son développement. De plus, cultiver une forte identité ethnique chez les enfants renforce leur capacité de résistance et les protège ainsi des conséquences néfastes de la discrimination sur la santé.”

La langue est une partie importante de ce qui compose une identité ethnique et culturelle. Elle reflète la façon de s’ancrer dans le monde. Dans les parcours de migrations, parfois la langue n’est pas transmise par les parents aux enfants nés ou ayant grandi dans le nouveau pays d’installation.

Dans le cas que je connais, la France, vient s’y ajouter les politiques discriminantes du système éducatif qui dissuade certains parents de parler une autre langue que le français. Le “certains parents” est ici important, car l’institutrice ne va jamais essayer de dissuader les Allemands, les Britanniques, les Japonais, les Américains, les Islandais ou les Italiens de parler leur langue à la maison, bien au contraire. Ces langues sont vues comme une richesse et un atout dans la scolarité. Par contre, pour les parents qui parlent le soninké, le bambara, l’arabe, le lingala ou le swahili ou le kreyòl, l’argument de perturber l’apprentissage est brandi.

L’Etat français distille à travers l’Éducation Nationale le mépris des langues originaires d’Afrique ou de la Caraïbe. Il fait passer le bilinguisme pour un facteur de risque pour les troubles de l’apprentissage dès lors qu’il ne s’agit pas d’une langue occidentale ou dominante économiquement. Ce qui perturbe la scolarité, c’est le rapport de honte avec la langue de leur parent. Quand au sein d’une institution qui représente la légitimité, on vous dit que la langue de vos parents n’est pas digne d’être parlée, cela fait naître des conflits de loyauté qui perturbent tant l’aisance dans la langue française que dans la langue parlée à la maison.  

Il est très important d’appuyer l’idée que le bilinguisme est une richesse. Que la valorisation de sa culture d’origine est importante pour la construction identitaire afin de rester debout et digne. Comprendre, parler, écrire et lire le créole permet d’accéder à une lecture du monde qui nous rapproche (enfants de la diaspora) d’Haïti et de nos parents. Car il est évident pour moi, que c’est en créole qu’ils rêvent et qu’ils nous aiment.

 Fania Noël

Militante et essayiste afroféministe, Fania Noël est née en Haïti et a grandi en France. Elle poursuit son PhD en sociologie à The New School for Social Research. Ses champs de recherches sont les études Noires et Africana, les féminismes Noirs et les cultural studies. Elle est membre de l’organisation Black Feminist Future et directrice de publication de l’anthologie féministe haitienne de Nègès Mawon Alaso. Son second livre Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe paraîtra aux Éditions Cambourakis en 2022.

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