Après le rapport d’Amnesty International accusant les policiers haïtiens d’avoir fait un usage excessif de la force contre les manifestants lors des récentes protestations, Louise Tillotson, responsable des recherches de l’organisation pour la Caraïbe répond aux questions d’Ayibopost
Les images parlent d’elles-mêmes. Ici, une voiture de police fend une foule pacifique, distribuant de façon indiscriminée du gaz lacrymogène. Là, ce sont des agents de la Police nationale d’Haïti (PNH) qui ouvrent le feu sur deux hommes à bout pourtant. Et ailleurs, l’on voit un policier asséner un coup violent à un manifestant qui fuit des canons à eau.
Ces images recueillies par Amnesty International témoignent d’un mal profond : celui d’une institution policière qui régulièrement trahit sa mission de protéger et de servir. Après analyse de plusieurs vidéos prises lors des dernières protestations en Haïti, l’organisation de défense des droits humains a confirmé fin octobre que les autorités policières ont fait un usage excessif de la force contre des manifestants.
Assistée par le Corps de vérification digitale de l’Université de Berkeley et d’un expert en armes, Amnesty International arrive aux mêmes conclusions que le Réseau national de Defense des Droits Humains (RNDDH). Dans un communiqué daté du 5 octobre, l’institution haïtienne condamnait « les tirs à hauteur d’homme, les brutalités policières [et] l’utilisation abusive du gaz lacrymogène par les agents de maintien de l’Ordre (UDMO) ».
À date, une vingtaine des 42 personnes qui ont perdu la vie dans les manifestations sont tuées par la police.
Une institution au passé violent
La PNH remplace l’armée dissoute en 1995. La jeune institution hérite de la brutalité et l’arbitraire souvent reproché aux hommes en treillis, artisans de plusieurs coups d’état dans le pays. D’ailleurs, un fort contingent de militaires a rejoint le rang des nouveaux policiers.
Sept ans après son érection, Amnesty International critiquait la « politisation accrue de la police » et le fait que la politique de « zéro tolérance » en matière de criminalité initiée par le président Jean Bertrand Aristide fut suivie d’une « augmentation des homicides commis par la police dans des circonstances controversées.
Depuis 24 ans, des initiatives sont implémentées pour notamment augmenter l’effectif des policiers mais les mêmes critiques reviennent périodiquement. Et ce, malgré les efforts de professionnalisation de la PNH par des partenaires comme l’ONU, le Canada ou les États-Unis.
Lire aussi: Quand les policiers violent impunément le règlement interne de la PNH
Contactée par Ayibopost après la diffusion du rapport d’Amnesty International, l’ambassade américaine n’a pas condamné les violences policières ni indiqué un changement de stratégie. Le “partenaire engagé” de la PNH remercie l’institution pour « son engagement continu à protéger tous les citoyens haïtiens en particulier après plus de huit semaines de manifestations continues. »
L’ambassade « exhorte les dirigeants de la PNH à mener des enquêtes rapides et transparentes sur toute allégation d’utilisation de la force excessive par la police. Nous encourageons également la société civile, y compris les médias, à continuer de jouer un rôle actif dans la protection des droits humains. »
De son côté, Le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) salue « l’ouverture d’enquêtes par l’Inspection générale de la Police nationale d’Haïti, concernant les allégations de violations de droits de l’homme par les forces de police, et insist[e] sur le besoin pour les enquêtes d’être rigoureuses, transparentes et indépendantes, afin d’assurer la redevabilité, la vérité et la justice pour les victimes et leur famille, y compris à travers l’action judiciaire. »
L’ambassade du Canada a été contactée. Cet article sera mis à jour si elle réagit.
Pour comprendre l’ampleur des exactions reprochées à la police et comment Amnesty International a procédé pour authentifier les vidéos, Ayibopost s’est entretenu avec Louise Tillotson, responsable des recherches de l’organisation pour la Caraïbe. L’interview a été réalisée en anglais. Les traductions sont d’Ayibopost.
Ayibopost : Pouvez-vous nous dire brièvement ce qu’Amnesty International a découvert lors de ses recherches sur les récentes manifestations en Haïti ?
Louise Tillotson : Nous avons visionné un certain nombre de vidéos du contexte des récentes manifestations et avons relevé deux problèmes du point de vue des droits de l’homme.
Problème 1 : Utilisation aveugle d’armes à la létalité atténuée
Conformément au droit et aux normes internationaux relatifs aux droits de l’homme, l’utilisation d’armes à la létalité atténuée — telles que les gaz lacrymogènes, canons à eau ou les balles en caoutchouc — devrait être limitée à des situations spécifiques après un examen attentif et uniquement lorsque cela est nécessaire et proportionné à un objectif légitime de la police sachant que ces armes peuvent causer des blessures graves ou la mort.
Problème 2 : Balles réelles utilisées dans le cadre de manifestations
Le droit et les normes internationaux exigent que les balles réelles ne soient utilisées qu’en dernier recours et lorsqu’elles sont strictement nécessaires pour se protéger contre une menace imminente pour la vie ou des blessures graves.
Les armes à feu chargées de munitions réelles ne sont pas appropriées pour une utilisation lors de manifestations publiques ou d’autres assemblées. Si le recours à la force est nécessaire pour disperser des réunions publiques violentes, il doit être conforme aux principes de stricte nécessité et de proportionnalité.
Ayibopost : Quel a été le processus de collecte et d’analyse des données ?
Le Corps de Vérification Digitale de l’Université de Californie (Berkeley) a aidé les chercheurs d’Amnesty International à vérifier diverses vidéos des récentes manifestations, ce qui signifie qu’ils ont aidé à vérifier où et quand elles ont été filmées.
Ensuite, des chercheurs d’Amnesty et un expert en armement ont pu analyser si la force employée par la police était conforme au droit et aux normes internationales. Dans un certain nombre de cas, nous avons constaté que les autorités avaient utilisé une force excessive.
Tous les types de recours excessif à la force par la police dans toute manifestation sont un sujet de préoccupation et doivent faire l’objet d’une enquête.
Ayibopost : Le comportement des policiers haïtiens va-t-il au-delà de ce qu’on constate lors d’autres manifestations dans la région ?
Tous les types de recours excessif à la force par la police dans toute manifestation sont un sujet de préoccupation et doivent faire l’objet d’une enquête.
L’utilisation excessive d’armes à la létalité atténuée peut entraîner des blessures graves, voire mortelles. Les armes à feu chargées de balles réelles ne sont pas appropriées pour les manifestations et le droit international est clair à ce sujet.
Ayibopost : Au-delà de la dénonciation des abus, l’organisation envisage-t-elle d’autres solutions ?
Le rôle d’Amnesty International consiste à dénoncer et à mettre en lumière les violations des droits humains où qu’elles se produisent. La situation en Haïti est en cours et nous demandons dès maintenant à Jovenel Moïse de veiller à ce que les manifestants puissent [protester] en toute sécurité, sans mettre leur vie en danger.
La police doit cesser d’utiliser des armes à feu avec des balles réelles lors de manifestations.
La police doit cesser d’utiliser des armes à feu avec des balles réelles lors de manifestations et prendre des mesures particulières pour garantir la sécurité des journalistes qui couvrent la [crise] politique et la situation des droits de l’homme en Haïti.
Nous soutenons les organisations locales de défense des droits de l’homme qui demandent une enquête immédiate sur les allégations de violation des droits de l’homme par la police.
Ayibopost : L’institution de police en Haïti est soutenue par le gouvernement américain qui, entre autres, aide à leur formation. Amnesty International a-t-elle contacté le département d’État ?
Les yeux de la communauté internationale sont sur Haïti en ce moment. La responsabilité de prévenir et d’enquêter sur les violations des droits de l’homme incombe aux autorités haïtiennes.
Louise Tillotson est responsable des recherches d’Amnesty International pour la Caraïbe. Elle est basée au Secrétariat international du Bureau régional des Amériques à Mexico. Tillotson a travaillé pendant plus de 12 ans auprès de la société civile des Caraïbes. Elle a récemment dirigé une étude pour Amnesty International sur la torture sexiste en République dominicaine, sur les meurtres illégaux perpétrés par la police en Jamaïque et sur les restrictions à la liberté d’expression à Cuba.
Louise Tillotson est titulaire de diplômes de premier cycle en anthropologie et en droit et d’une maîtrise en droits de l’homme.
Photo couverture : Valerie Baeriswyl
Comments