SOCIÉTÉ

Combien touchent réellement les professeurs des écoles publiques en Haïti ?

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Certains travaillent pour un salaire de misère ou n’en perçoivent pas alors que d’autres perçoivent leurs salaires sans mettre les pieds dans une salle de classe

Après trois ans passés au Centre de Formation pour l’École Fondamentale (CFEF), dans le cadre du programme de Formation initiale accélérée (FIA), Saint Juste Noelzil a intégré depuis six ans une école nationale de premier et deuxième cycle dans la région métropolitaine de Port-au-Prince.

Le salaire brut de ce professeur qui travaille de 8 h à 1 h est de 17 200 gourdes. Après le prélèvement des taxes, Saint Juste Noelzil repart avec 13 958 gourdes. Noelzil souligne que dans le même établissement, certains professeurs gagnent 19 000 gourdes par mois comme salaire brut.

Kensone Délice est lui aussi professeur, au 3e cycle fondamental du lycée Louis Joseph Janvier à Carrefour. Son statut de professeur à temps plein l’oblige à fournir entre 18 et 24 heures de travail par semaine. Il reçoit un salaire mensuel brut de 35 000 gourdes, qui deviennent 28 000 gourdes après le prélèvement des taxes.

Selon le professeur et syndicaliste Georges Wilbert Franck, qui dirige l’Union Nationale des Normaliens et Éducateurs haïtiens (UNNOEH), le salaire d’un professeur d’école publique en Haïti dépend de plusieurs critères. Il affirme que les enseignants ne reçoivent pas tous le même traitement de la part de l’État haïtien.

Disparités de salaires

Au premier et au deuxième cycle du fondamental, selon Georges Wilbert Franck, il existe déjà quatre niveaux de salaire.

« Les normaliens perçoivent un salaire brut de 19 000 gourdes. Les capistes, c’est-à-dire les étudiants de l’École normale supérieure qui n’ont pas réussi leurs examens officiels, ont un salaire de 16 000 gourdes. Les recrutés, qui enseignent sans avoir reçu une formation comme éducateur, perçoivent 13 000 gourdes. À côté de ces trois catégories, les enseignants des Écoles nationales d’application centre d’appui pédagogique (EFACAP) ont un traitement bien meilleur », souligne le syndicaliste.

La situation est différente au niveau des 3e et 4e cycles. Outre les professeurs à temps plein qui gagnent 36 000 gourdes brutes, moyennant 18 à 22 heures de cours par semaine, il y a les professeurs à temps partiel qui sont payés par chaire.

Une chaire équivaut à 6 heures de travail par semaine et rapporte 13 000 gourdes brutes par mois. Le salaire net est de 11 000 gourdes. Un professeur peut occuper jusqu’à 3 chaires. Il gagne alors 33 000 gourdes brutes, pour 18 heures de cours par semaine.

Des salaires insuffisants

Avec un salaire pareil, Ernso Valérice, enseignant dans le public, avoue qu’il lui est difficile de jongler entre sa famille à Carrefour et son travail de professeur de langues à l’EFACAP de l’Asile, dans le département des Nippes.

Ce père de deux enfants se voit contraint d’emprunter la route nationale numéro 2 au moins deux fois par semaine, pour dispenser les 18 heures de cours exigées.

« Sans aucun avantage social, le salaire décent dont l’employé a droit selon la Constitution haïtienne, n’est pas pour les enseignants », lance Ernso Valérice.

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Miloudy Vincent, directeur de communication au Ministère de l’Éducation nationale, admet la précarité de la vie des enseignants. Mais il souligne qu’avec « environ 600 gourdes par heure de travail, le secteur public paie beaucoup mieux que le privé en Haïti, à l’exception des écoles internationales. »

Josué Merilien est responsable depuis 1995 de l’Union Nationale des Normaliens haïtiens (UNNOH). Il affirme que même si les salaires des professeurs ont évolué grâce à la pression des syndicats, le coût de la vie empêche les enseignants de profiter réellement de ces augmentations. 

Un taux d’absentéisme élevé

Les professeurs Kensone Délice et Ernso Valérice admettent que les conditions de travail poussent parfois certains professeurs, même ceux qui sont à temps plein, à s’engager avec des écoles privées, pour arrondir leurs fins de mois.

Le 12 mai 2017, le ministre de l’Éducation nationale Pierre Josué Agénor Cadet avait eu une rencontre avec la commission Éducation de la Chambre des députés. Il avait alors admis que sur les 24 000 professeurs que comptait le système éducatif haïtien cette année-là, 10 000 étaient des absentéistes. Ils perçoivent leur salaire sans avoir mis les pieds dans une salle de classe.

Pourtant, d’un autre côté, 2700 professeurs se rendent tous les jours en salle de classe, munis d’une lettre de nomination sans être payés. Environ 3000 autres travaillent sans aucune lettre de nomination du ministère.

L’épineux dossier des nominations

Miloudy Vincent annonce que le problème des professeurs qui enseignent sans lettre de nomination est désormais résolu puisque « le ministère a régularisé la situation, en distribuant environ 10 000 lettres de nomination en faveur du personnel administratif et des enseignants du système. »

Le syndicaliste Georges Wilbert Franck a dénoncé cette stratégie du MENFP, arguant qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus d’individus qui perçoivent un salaire comme professeur, sans jamais mettre les pieds dans une salle de classe, que d’enseignants qui travaillent vraiment, mais sans lettre de nomination depuis 2017.

Dans cette vague de nominations, Miloury Vincent admet la possibilité que ces chiffres soient « gonflés » pour favoriser des partisans.

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Lors de la rencontre avec la commission Éducation de la Chambre basse, le ministre Pierre Josué Agénor Cadet avait demandé aux élus de cesser de récompenser leurs proches en les propulsant dans des salles de classe comme professeurs.

Sous couvert d’anonymat, un cadre de la direction départementale du sud-est du MENFP dévoile qu’une centaine de lettres de nomination sont en attente de réclamation depuis deux ans dans ce bureau. Au mois de juillet dernier, des chèques émis à l’ordre de ces professeurs sont arrivés à la Direction départementale du Sud-Est sans qu’aucun intéressé ne se manifeste.

Le directeur des ressources humaines du MENFP, Gasner Jean, admet que des raisons multiples comme un voyage ou un décès peuvent expliquer ce fait. Mais il nie qu’une centaine de lettres de nomination soient en attente dans le département du Sud-Est.

Des années de lutte

Le syndicaliste Josué Merilien souligne que les conditions de travail des enseignants ont toujours été une préoccupation en Haïti.

Cependant, il a fallu attendre la fin du règne des Duvalier pour voir la création, le 13 avril 1986, du premier syndicat d’enseignants dans le pays, la Confédération des Éducatrices et Éducateurs d’Haïti (CNEH).

Aujourd’hui, Haïti compte des dizaines de syndicats d’enseignants et Josué Merilien s’en réjouit. Selon lui, grâce à ces structures, le discours sur les conditions de travail des enseignants touche une plus large partie de la population.

Il souligne la nécessité de créer dans le pays de meilleures conditions pour les professeurs. Cela implique, selon lui, un ajustement des salaires des enseignants, mais aussi la formation continue des maîtres, la création de bibliothèques, de laboratoires et de cafétérias au profit des élèves. Josué Merilien plaide aussi en faveur d’avantages sociaux pour les professeurs.

Georges Wilbert Franck quant à lui souligne que la lutte des professeurs est basée sur 3 axes. L’amélioration des conditions d’enseignement qui implique « un statut particulier pour le personnel, un permis d’enseigner pour les professeurs, la création d’un fonds de garantie permettant aux enseignants d’avoir accès au crédit » ; l’accès à une éducation publique qui sous-entend « une augmentation de l’offre scolaire publique, une diversification des filières qui n’oblige pas l’enfant à suivre un parcours allant du jardin d’enfants à la philo » ; et des mesures visant la qualité de l’éducation.

Samuel Celiné

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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