SOCIÉTÉ

Chômage ou compromis honteux?

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J’ai reçu ma lettre de nomination. « Béni soit l’Éternel!», s’exclama ma mère levant les bras au ciel. Elle ne pouvait contenir sa joie, alternant bénédictions et rires nerveux. Elle était fière de moi. J’avais non seulement décroché mon diplôme de secrétariat mais, en plus, j’étais désormais fonctionnaire de l’État haïtien, après deux ans de recherches d’emplois infructueuses. Pendant des années, ma mère avait été cuisinière chez les parents du nouveau Ministre qui, en souvenir de ses mets délicieux et de sa bienveillance,  avait accédé  à sa requête.

Je n’avais jamais travaillé et je m’inquiétais de ce qui m’attendait au Ministère. Je n’ai pas eu le loisir de me perdre longtemps dans mes rêveries car le premier jour, puis le premier mois était vite arrivé. Aussi vite que le sentiment d’amertume et de déchéance qui m’habite. Derrière mon poste d’ordinateur, je m’appliquais à garder tantôt un sourire désinvolte en m’adressant à mes interlocuteurs, tantôt un air occupé.

Le directeur s’amenait toujours vers 10h, costume sombre et chemise unie, avec à ses trousses, le messager zélé du service transportant ce qui ressemblait presqu’à une malle. M. Raphael Oxilus malgré son âge certain, était filiforme et n’avait pas un cheveu blanc. Je devine qu’il devait avoir plus de cinquante ans, puisqu’il occupait la même fonction depuis plus de quinze ans. Il scrutait l’antichambre où nous étions toutes trois assisses, ne disait jamais bonjour, mais nous gratifiait d’un sourire vicieux, avant de s’enfermer dans ses quartiers.

Dès qu’il pénétrait les lieux j’étais décontenancée. Dès le premier jour, il avait jeté son dévolu sur moi, sur ma fraîcheur. J’étais à sa merci si je souhaitais rester fonctionnaire. Mes tâches se résumaient à lui servir moi-même son café, à introduire ses nombreux visiteurs, amis, parents, collègues entre autres et à lui apporter le parapheur pour ses longues séances de signature, en prenant bien soin de fermer après moi, la porte à double tour. Les instructions étaient claires, il ne devait être dérangé par quiconque dans ces moments.

Les deux autres restaient dans l’antichambre, je les imaginais jaser aigries et jalouses. Elles n’étaient ni belles ni laides mais la jeunesse leur faisait défaut. Leurs seins tombants et leur embonpoint faisaient d’elles des candidates retraitées pour certaines tâches de fonctionnaire (selon les exigences de M. Oxilus). L’une s’occupait de l’archivage, l’autre, plus expérimentée, prenait les notes aux réunions et tapait toutes correspondances, discours et autres documents importants.

Quand je ressortais de mon conclave, gauche et suspecte, les vieilles commères roulaient des yeux et m’imposaient un traitement silencieux, agrémenté de longs soupirs de connivence. Maladroite, je me réinstallais dans mon « cubicle », retenant non sans peine des larmes de honte, puis de rage.

Personne n’avait le droit de me juger. J’avais essayé de résister et ce, dès le premier jour. Il avait éclaté d’un rire cynique, avant de me dire que ça lui plaisait les rebelles. Le lendemain, il m’avait réquisitionné pour taper des lettres qu’il disait urgentes. Les deux autres se tournaient les pouces, l’air de rien. Il se tenait impatient dans mon dos et indiquait les moindres fautes que je commettais. Il criait haut et fort mon incompétence. À 4h heures tapantes, religieusement, les deux autres quittaient promptement les locaux du Ministère. Et ce jour-là, à cette même heure, je m’emmêlais les pinceaux dans la rédaction de ma lettre de blâme qu’il venait de requérir. J’ai dû me ressaisir, je ne pouvais pas laisser tomber ma mère, je ne pouvais pas gâcher tant d’opportunités.

J’ai pris le risque de m’adresser à lui, la tête le haute et le front altier. Je lui ai dit: « M. Oxilus, la lettre de blâme ne sera plus nécessaire ». Il hocha la tête en me déshabillant goulûment du regard. Il me proposa de me raccompagner vu l’heure tardive. Alors, lorsque ce déjanté posa ses longs doigts osseux sur mes cuisses, je n’ai pas protesté, pas plus que lorsqu’il déboutonna sans gêne ma chemise blanche immaculée. J’ai fermé les yeux, comme lorsqu’on s’efforce d’avaler un remède répugnant mais vital.

Et quand, dans mon quartier ce soir là, le chauffeur de M. Oxilus, s’arrêta pour me laisser descendre de la Prado immatriculée « Service de l’État », voyant les regards admirateurs et envieux de mes voisins, je ne pus m’empêcher de me sentir fière d’être fonctionnaire de l’État.

Très attachée à mon cher pays, je demeure une personnalité ouverte, qui à travers sa profession de juriste et son implication au sein de diverses organisations soutient le projet du renouveau d’Haïti.

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